WHO-WHAT ? Rodrigo Garcia à La Panacée, Montpellier – Géraldine Pigault

 

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Le voyeur vu

 

La déambulation parmi le minimalisme fantastique de l’exposition Retour sur Mulholland Drive  ressemble parfois à un songe, avec ses aspects énigmatiques et repoussants. Parmi les œuvres en présence, certaines respirent littéralement et se meuvent au gré du temps qui s’égraine. Mais l’apothéose de cet état insondable a surtout lieu entre les murs d’une pièce close, dans laquelle le regard ne se glisse que par un minuscule œilleton.

Je n’aime pas particulièrement croiser le regard de quelqu’un quand je m’attarde sur une installation ou quelque chose en général. Quand cela se produit, je file ailleurs, plus loin. A la Panacée, j’hésite devant l’œuvre de Kaz Oshiro, dont le trompe-l’œil évoque le container à ordures du Winkie’s derrière lequel se cache Bum dans le long métrage de Lynch, qui a engendré une créature horrifique cristallisant les peurs ancestrales de l’enfance.
Mi-humaine, mi-bête, cette dernière a inspiré à Rodrigo Garcia la performance « WHO-WHAT ? », donnée chaque jour pour un seul spectateur à la fois. J’oscille entre frétillement et renonciation face au vecteur de l’œilleton qui isole. Admirer collectivement une œuvre n’était finalement pas si mal… mais regarder tout seul, risquer de voir l’indicible, c’est autre chose. Cela relève d’un appétit pour ce qui est caché, invisible sans un petit effort.

La curiosité prend vite le dessus, au risque de voir surgir à tout moment une chimère de l’autre côté du verre par lequel s’agite la pupille. Je distingue une forme courbée, semblable à une carcasse d’animal, qui respire. Elle s’agite, peu à peu. Les ressorts des craintes primaires sont en action. Spectatrice solitaire face au déploiement d’une laideur extraordinaire, j’ai la sensation d’être seule sur mon canapé à une heure avancée de la nuit, désobéissant allègrement aux consignes parentales, les yeux rivés sur des images épouvantables et magnétiques.
WHO-WHAT ?  joue parfaitement sur ces mécanismes internes de la psyché, plaçant le voyeur en position de transgression, puis de culpabilité face aux scènes vues. Je me souviens de l’épouse de Barbe Bleue distinguant les dépouilles de celles qui l’ont précédée à regarder ainsi. Le même sort pourrait-il m’attendre ? Impossible, dans la mesure où Rodrigo Garcia a complètement enfermé le personnage de la performance. Il n’y a ni porte, ni possibilité d’être vue de la créature qui vient de muter en membre du Ku Klux Klan tout en se livrant à une véritable danse macabre au rythme d’une musique cubaine que le Club Med ne renierait pas. Le tableau absurde et glaçant opère un charme hypnotique qui attire l’œil sur chaque mouvement grandiose de théâtralité. Il s’abreuve du pouvoir envoûtant de la boîte bleue et du mythe de Pandore, qui donne accès à un monde infini où les mises en abyme chaotiques n’ont de cesse. C’est ce monde que WHO-WHAT ? semble déverrouiller par le prisme d’identités multiples.

La notion du temps s’embrouille, alors que d’autres visiteurs ont fait apparition, dans mon dos. Je me sens regardée, à juste titre. Impression désagréable que cette conscience de soi dont traitait Sartre face au regard d’autrui et qui induit, dans cette situation de voyeurisme délibéré, une certaine idée de l’embarras. Dans mon cas, j’ai même été prise en photo, la joue collée contre le mur par une connaissance qui s’amuse de ma concentration absolue et demande ce qu’il peut bien y avoir d’intéressant là dedans. L’autre m’a immédiatement aliéné un espace, un monde, en tant qu’objet scruté. Il n’a aucun mal à regarder par l’œilleton à son tour, quand j’éprouve encore la drôle de sensation d’avoir été observée. C’est peut-être comme ça que Bum a fini par être tel quel dans les poubelles du Winkie’s : en effrayant, difforme, tous ceux qui s’aventuraient à trop le contempler.

Une fois l’individu parti tourner vers d’autres œuvres, me revoilà face à l’incroyable vitrine où évolue maintenant une sorte de zombie à casquette, récitant le Mânava Dharma Çâstra, plantant son couteau dans l’œilleton de temps à autre. Plus le temps de réfléchir aux métamorphoses ou à la conscience d’être regardée. Fuir, feindre la générosité en proposant de jeter un coup d’œil au visiteur intrigué par le travail de Kaz Oshiro, me semble la meilleure des idées.

Quelques minutes plus tard, une trappe de la galerie s’ouvre et laisse apparaître une masse brune, rampant à quatre pattes. Le sursaut est immédiat. La créature obnubile, par sa monstruosité enchanteresse. Le corps d’une femme nue, recouvert d’un manteau, vient clore la boucle infernale du théâtre des illusions. Dans son apparition protéiforme, WHO-WHAT ?  me semble voisin de la dramaturgie du Balcon, où Genêt affuble ses personnages d’autant de costumes que d’identités multiples. Mais Rodrigo Garcia manipule bien davantage le voyeur, qui fait les frais d’une installation l’engageant plus loin que les murs contenant son personnage principal. A moins que celui-ci ne soit qu’illusion, comme résurgence de tout ce qui n’est pas visible.

 

Géraldine Pigault

 

 

La Panacée – Montpellier (34)
WHO-WHAT ?
Installation de Rodrigo Garcia sur une invitation de Nicolas Bourriaud au sein de Retour sur Mulholland Drive
jusqu’au 23 avril 2017
du mercredi au samedi de 12 h à 20 h, le dimanche de 10 h à 18 h.