Le Grand Palais a autant d’entrées que de sorties. Entre Velázquez et les Icônes Américaines, la question n’est pas l’embarras du choix mais l’embarras de l’actualité.
L’exposition Velázquez ne met pas seulement en valeur le peintre du Roi Philippe IV d’Espagne. Son commissaire, Guillaume Kientz, conservateur au département des peintures au Louvre, est de la partie par la réattribution de plusieurs des œuvres du maître à Del Mazo, bel imitateur. À la comparaison, il manque de finesse et de force, mais pour certains cadrages et choix de couleurs, il a laissé de quoi se faire un nom, ce que démontre sans lésiner l’exposition. Je ne vais pas rogner mon plaisir sur les œuvres de Diego, même s’il n’y a pas Les Ménines. Le même commissaire indiquant que leur absence est un manifeste : il faut voir le tableau à Madrid ! Pourquoi alors une miniature du tableau du même Del Mazo dans une enfilade de suiveurs, alors qu’un cartel prévient que le peintre de chambre du monarque et de la cour d’Espagne n’a donné aucun héritage. Il faut être logique, mêmes mauvais, déplorable suite formelle, ce sont des héritiers. Pour nous assurer que Velázquez est grand, pardi.
Non, je ne vais pas rogner le plaisir d’un Velázquez, déjà peintre avant d’être grand, dans sa Séville natale. La muleta de 1617, prodigieux à tomber par terre de composition. Après son caravagisme et au retour d’un premier séjour en Italie, sur le conseil de Rubens à Philippe IV, le voici qui implose la peinture. Ce n’est pas seulement une fenêtre ouverte sur l’histoire, comme on dit en histoire de l’art, c’est un sacré coup de jeune. La grandeur des formats et les scènes en disent long, comme si le peintre espagnol avait ouvert le tableau tout gonflé de son présent et d’avenir. Et lorsqu’on s’approche de la peinture, attiré par une ombre discrète, on s’étonne de sentir de la pesanteur. Regarder les portraits, c’est comme les avoir sur les genoux : ça respire, c’est vivant, plein de choses y passent à l’intérieur. Pas nécessaire de comprendre qu’un Manet y a allégrement fourragé… parce que lui aussi était peintre. Faut se rendre aux évidences. Comme quoi être peintre, c’est peut-être savoir comment on passe de la pesanteur aux ombres.
Quand on se retrouve du côté américain, les choses ne sont pas moins semblables, mais ça sent fort le refoulé. Je ne me remets pas de la pauvre idée où l’idée d’icône rejoint ses ancêtres byzantines : être face à une présence. Mais vivant à l’époque de la connaissance marchande, on a pris soin de nous mettre en très gros, comme en tête de gondole, dans chaque salle au-dessus des œuvres, le nom des artistes. En fait, à part Warhol que viendrait voir le chaland ? Calder est si connu que sa nationalité est oubliée au profit de ses mobiles ! Des années 50 à 70, Amérique nous voilà. Ellworth Kelly, Cy Twombly, Roy Lichtenstein, Carl Andre, Donald Judd avec Sol LeWitt (hic), Chuck Close, Andy Warhol, Brice Marden, Richard Diebenkorn, Agnes Martin et … Philip Guston. Passons sur le fait qu’il en manque, cela ne peut pas être un reproche car ces œuvres appartiennent à la collection Fisher du musée d’art moderne de San Francisco. Le collectionneur a tout de même disparu dans l’accrochage au profit de l’ère de la visibilité. Pourtant, et même faute d’ombres, j’ai reçu un sacré coup de godasse, celles de Guston. Back View (1997) représente un dos avec des semelles coincées sous des lanières d’un sac à dos. C’est depuis la salle Agnes Martin – la dame qui s’est reculée des villes sur sa montagne de solitude usant ses mines de graphite pour faire des lignes par séries et d’autres, au pinceau, en raccords de segments bleus pour l’occasion (Falling Blue 1963) – que j’ai vu ce dos, d’abord pris pour un mur de couleurs bien épaisses, révéler l’état du monde de l’art en 2015 : à force de rejeter le présent dans le passé tout proche, on y voit plus grand chose, la peinture encore moins ! Conséquence quand la peinture donne des coups dans les dents comme Guston, dont je me demande s’il ne passait pas son temps à mâcher ses cigarettes plutôt qu’à les fumer, je me dis que même les LeWitt et les Twombly doivent être oubliés pour repenser notre inactualité… Je crois qu’elle ressemble à l’ombre à la limite de la discrétion de Velázquez.
Corinne Rondeau