Voir Dumas et mourir, mes pérégrinations vénitiennes – Jean-Marc Urrea

 

Le Alilaguna me laisse à la station Ospedale à quelques minutes du Campo Santa Maria Formosa.
Dépose d’un sac de 4 jours à l’hôtel et direction l’Osteria Al Bacareto située à deux pas du Palazzo Grassi où je retrouve Lenio Kaklea et Lou Forster en discussion avec Giorgio Mastinu qui expose dans sa galerie des céramiques, dessins et bas-reliefs, d’une très grande délicatesse, de Ronan Bouroullec.
Spaghetti alle vongole et Colomba di Pasqua pour ouvrir la Biennale. Nous sommes bien à Venise et le 20 avril 2022 de surcroît.

 

 

Lenio et Lou sont invités par Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de Pinault Collection et commissaire des expositions Marlene Dumas et Bruce Nauman, pour deux projets. Un duo avec le pianiste Orlando Bass intitulé Sonates et Interludes, du nom des pièces pour piano préparé que John Cage composa entre 1946 et 1948 pour les chorégraphes afro-américaines Syvilla Fort et Pearl Primus, et une performance à l’occasion d’une soirée Bottega Veneta à la Punta Della Dogana.

Alors que la pièce a été créée il y a quelques mois, Sonates et Interludes, en miroir de l’œuvre de Nauman, résonne pleinement avec les œuvres de Marlène Dumas présentées depuis quelques jours au Palazzo Grassi sous l’intitulé Open-end.
La poésie, dit Dumas, est une écriture qui respire et fait des sauts, et qui laisse des espaces ouverts pour nous permettre de lire entre les lignes.
Toutes deux sont traversées par des fantômes et des fragments de souvenirs et de situations. Pour Kaklea ce sont ceux des danses modernes des années 40 qui sont aussi les années du jazz et de Broadway et les échanges constants qui se jouent entres ces esthétiques et les interprètes qui les dansent, chez Dumas ils peuplent ses tableaux, le cinéma à travers les figures de Pasolini, Monroe, Magnani, la littérature, Baudelaire, Genet, Wilde et donc la poésie et le titre de cette exposition, Vie-mort.

 

 

À trois jours de l’accès de la Biennale au public, les journées professionnelles sont ouvertes, curators, directeurs et trices de structures et galeries et artistes sont venus de tous les coins du monde et les soirées privées et actions de mécénat envahissent les Palazzi de la ville.

 

 

À la Punta della Dogana, la première salle accueille la soirée Bottega Veneta, cette même salle où est présentée la dernière acquisition conjointe de la Pinault Collection et du Philadelphia Museum of Art, un important ensemble vidéo Contrapposto Studies, I through VII de 2015/2016 de Bruce Nauman.
L’exposition s’articule autour de trois aspects fondamentaux de l’œuvre de Nauman : le studio de l’artiste comme espace de création, l’utilisation du corps dans la performance et l’exploration du son.

À la suite du cocktail et dans la salle suivante, Lenio Kaklea performe une pièce radicale en association avec Matthieu Blazy, le nouveau directeur artistique de Bottega qui invente un très long manteau noir que la performeuse utilise comme objet sculpture qu’elle porte et déploie sur une partition musicale de Éric Yvelin.

 

 

Sur le Campo Santa Maria Formosa se trouve le Palazzo Querini Stampalia. Pendant la Biennale il propose une exposition de Isamu Noguchi dont les pièces sont présentées avec un certain humour dans tous les espaces de la fondation mais la visite vaut avant tout pour découvrir le travail du grand architecte et designer vénitien Carlo Scarpa qui a réaménagé en 1963 le jardin et le rez-de-chaussée du bâtiment.
Le travail de Scarpa est marqué par une recherche et une expérimentation continues sur le détail et il est, pour moi, un des architectes les plus importants du XXe siècle. La deuxième réalisation vénitienne de Scarpa est le Negozio Olivetti, place Saint Marc, qui accueille une exposition de deux maîtres de la sculpture, l’italien Lucio Fontana et le britannique Antony Gormley. Le conservateur Luca Massimo Barbero propose une interaction entre les œuvres et l’espace d’exposition où il est question de lumière et d’absence.

 

 

Au troisième étage du Palazzo Cini où se tient une exposition de Joseph Beuys, nous sommes accueillis par un petit tableau de Tiepolo, Testa de Orientale et une Madonna col bambino de Piero della Francesca, rien de moins.
Le travail de Beuys est fréquemment présenté en institutions au travers de pièces historiques composées de ses matériaux organiques de prédilection, graisse, feutre, cire d’abeille… Ici il s’agit de sculptures et dessins produits à la fin des années cinquante et ces œuvres ne se dévoilent que si l’on s’en approche au plus près. Quarante pièces articulées autour de deux thèmes, le corps et la figure humaine et le rôle important et symbolique que joue l’image animale dans son univers visuel et conceptuel. Si, souvent dans ses dessins, l’homme et l’animal fusionnent en une seule créature avec des implications magiques et mythologiques, ici on pense au texte de Dumas qui dit à propos de The Crucifixion, daté de 1994, « les tableaux ont besoin d’amoureux tout comme les grenouilles ont besoin d’être embrassées afin de révéler leurs secrets. Toute grenouille n’est pas prince cependant, et tout tableau n’est pas digne d’être aimé. »

 

 

 

 

En sortant du Pallazzo Cini, visite immanquable à la Galleria dell’Accademia qui conserve la plus importante collection de peintures vénitiennes mais aussi trois polyptyques de Jérôme Bosch dont la Santa Liberata ou Sainte Wilgefortis (Vierge courageuse), une des très rares saintes de la chrétienté représentée crucifiée et barbue. Une des versions explicatives dit que pour combattre la passion incestueuse de son père, Wilgefortis prie le Christ de la rendre la plus laide possible. La voyant barbue, le père la condamne à subir le même supplice que son divin époux…

 

 

Pendant la Biennale la Galleria accueille une double exposition d’Anish Kapoor avec des pièces de plus en plus monumentales à l’exemple de celles de Kiefer au Palazzo Ducale, zappées, ou celles de Markus Lüpertz, vues rapidement au Palazzo Loredan.

 

 

 

 

À l’Arsenal sont présentées essentiellement des pièces de grand format, à l’échelle du lieu. Fort heureusement des sections, intitulées capsules temporelles, scandent le parcours et la cinquième, passionnante, est autour de la figure du cyborg. Elle rassemble des artistes qui au cours du XXe siècle, ont imaginé de nouvelles fusions entre l’humain et l’artificiel comme autant de signes avant-coureurs d’un avenir posthumain et postsexuel. Ce ne sont que des femmes telles les photographes du Bauhaus, Marianne Brandt et Karla Grosch, la dadaïste Elsa von Freytag-Loringhoven, les futuristes Alexandra Exter, Giannina Censi mais aussi Rebecca Horn, Marie Vassilieff, Sophie Taeuber-Arp ou Louise Nevelson. Cette dernière sera mon regret, puisqu’elle fait l’objet d’une rétrospective à la Procuratie Vecchie et que je ne l’ai pas vue. J’avais découvert et adoré le travail de Nevelson à la fin des années 70 grâce à ma sœur Sarah qui entamait alors ses études d’histoire de l’art. Ce fut une révélation mais le temps faisant et le peu d’apparitions de ses œuvres l’avait faite totalement disparaitre de mon panorama.

 

 

Je me suis consolé en rêvant d’un retour à Venise au mois de septembre pour Nevelson, les Giardini que je n’ai pas eu le temps de visiter et re-re-revoir Dumas et encore Dumas.

 

Jean-Marc Urrea