Susanna Fritscher, Ouvrir l’œil – Corinne Rondeau

 

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L’exposition Capture / the eyes s’annonce dès l’entrée de l’Espace d’Art Concret. Si par inattention on ratait le titre, en revanche peu de chance d’éviter la capture in situ.

Devant les baies vitrées du hall, un télescope pointé vers l’extérieur, Soudain nous vîmes avec de force. De façon cyclique, la vue est transformée par l’entremise d’un logiciel. Sur la lentille, une trainée laiteuse embrume la réalité de noir, blanc et gris métallique. Se décalant de l’oculaire, on y revient plusieurs fois se demandant ce qu’on voit. C’est l’extérieur mais… à l’intérieur d’une vue : l’autre de l’extérieur.

Derrière le télescope, un mural typographique résolument discret, Zwischen heute und morgen –für  Ingebord. De loin, on discerne une trace à la limite du perceptible, zone légèrement plus sombre flottant au centre du mur. Il faut avoir l’œil drogué aux détails pour ne pas la rater, ou n’être point trop pressé pour descendre les escaliers vers les salles d’exposition. De près, la taille des mots en langue allemande croît à mesure qu’ils rejoignent cette zone. Extrait d’une œuvre radiophonique de Ingebord Bachmann, Un commerce avec les rêves, la brochure en donnant la traduction : « Entre aujourd’hui et demain il y a le rêve et la nuit, […], ne vous faites pas de soucis, je vous couvre de nuages blancs, je vous allume les étoiles hors de toute portée, chacun a besoin d’un moment de paix… ». Cela dit beaucoup, cela dit que la paix, même brièvement, est impossible sauf à la rêver. Ce serait une paix illusoire. Mais en fin de compte sa seule vérité, l’illusion même.

Quittant le hall, Tagelisch au bas des escaliers, projection en boucle de variations subtiles de luminosités sur toute la longueur du mur. La lumière renverse les surfaces blanches, lieu commun du white cube. En presque deux minutes, temps de la boucle, la lumière fait ce qu’elle veut du monde, rendant au mur, sous la blancheur, sa matérialité brute du ciment : gris.

Lenteur des variations si faibles qu’elle encourage, par un jeu de distance et d’attention, l’œil à cerner jusqu’à lui faire mal des entretemps : changements de l’espace par la lumière. Et si les trois premiers dispositifs mettent le spectateur à la place d’un témoin, toujours à l’extérieur de l’événement, convaincu si cela le chante d’un moment de paix, les deux salles suivantes auront le dernier mot de l’expérience et de l’épreuve du visible. À moins que le sens de la paix ne dépende de ce denier mot…

Capture / the eyes. Dans l’avant-dernière salle, des fils translucides sont tendus horizontalement d’un bout à l’autre de la salle. Du plafond à 1,40 m du sol, ils forment 4 plans striés et verticaux, contrariant et modulant la déambulation. Le spectateur doit s’arrêter, se baisser s’il veut avancer et voir les effets de superposition des lignes. Progresser par étapes en courbant l’échine avec précaution entre des espaces pas assez larges pour être tout à fait à l’aise. Juste ce qu’il faut pour sentir que le corps est à l’intérieur d’une chose ouverte et fragile. Pris dans les filets de la sensation, le spectateur est chargé de sentir plus que de voir que l’art est plus fragile que sa tête.

Split / the eyes, dans la dernière salle, les fils sont tendus cette fois dans un même plan horizontal de telle sorte que la salle est coupée en deux sur toute sa longueur. Là encore on traverse courbé, seuls deux espaces étroits dans la largeur permettant la station debout. Se baisser rend plutôt ridicule mais la capture a du sens : on ne voit rien sans un corps, et ce qu’on voit déterminé par l’action du corps. Susanna Frischter attrape les yeux à leur propre jeu, leur faisant une petite piqûre de rappel : voir ne suffit pas à voir le monde.

À la verticale ou à l’horizontale, selon la qualité de la lumière et le point de vue choisi, les fils deviennent ligne ou surface, coupante-opaque ou translucide-voilement de la vision. À regarder les autres spectateurs on se dit qu’ils voient comme nous : jamais identiques à eux-mêmes et tous identiques.

La capture de Susanna Frischter est un art à la butée de l’art : capturer pour ouvrir, stabiliser pour rencontrer. Il faut suivre les fils du paradoxe pour ne pas s’être baissé en vain. Entretemps qui est aussi le temps de voir pour comprendre que tout ce qui nous met à l’extérieur dépend du fait d’être à l’intérieur. Et cela vaut pour la réalité comme pour l’art. L’art plus sûr que la paix : il nous rappelle que nous ne sommes pas seuls au monde. La réalité telle qu’en elle-même.

Corinne Rondeau

 

 

 

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Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux (06)

Capture / the eyes
Susanna Fritscher
29 mars – 31 mai 2015
Commissariat : Fabienne Grasser Fulchéri, assistée de Claire Spada