Sur la Riviera, mi-février 2015 – Carnets de Corinne Rondeau

 

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vendredi 13, mauvais temps, migraine.

Nice, Villa Arson : beau site monacal. BRICOLOGIE. La Souris et le perroquet : exposition neurasthénique. Je me demande comment on peut encore recycler une vieille transversalité universitaire (c’est un pléonasme) de l’anthropologie et de l’histoire des techniques. On nous parle d’une dialectique à deux sous : pas de geste sans pensée, pas de pensée sans geste.
J’ai envie de dire : un outil peut être sexy sinon excitant, encore faut-il avoir l’envie plus que la connaissance d’en faire quelque chose.

Villa Paloma (Nouveau musée national de Monaco) : Construire une collection. Construire, le mot fait plaisir. Environ 70 œuvres de la collection réparties dans de petites salles. Chacune est impeccablement là, tient sa juste distance, occupe son espace, libère sa durée. Vieille pièce improbable de Kapoor face à un Duprat qui lui tient la dragée haute ; Loop de Broccolichi est une mélopée futuriste qui hypnotise l’audition en court-circuitant les tensions musculaires ; la série Blast d’Alain Declercq, entre bouquets de flammes et méduses de feu sur fond noir, c’est tout le regard qui semble être dévoré par la fascination ; trois dessins de William Anastasi à tomber par terre en silence : les deux mains munies de pointes fines se laissent faire par le mouvement d’un trajet ; Daniel Steegmann Mangrané, simplicité des déplacements : 5 minutes en ligne droite d’une caméra suspendue dans la forêt tropicale du Brésil, le temps des 60m d’un plan-séquence en 16mm ; des rideaux en chaînes d’alu coloré à traverser ou pas, la question n’est pas de savoir ce qu’on traverse mais comment.
Exposer comme n’avoir rien à prouver, juste une formule flottant sur les trois étages : la beauté n’est pas qu’un mot, elle a ses moments. De quoi trouver le temps qu’on croit ne plus avoir. Ma migraine se calme.

La Villa Sauber ouvre la suite de l’exposition dans quelques semaines. Autant dire qu’il faut retourner sur la Riviera.

Avant de partir, je vois un catalogue parmi d’autres, Le silence, une fiction. On y retrouve les reproductions des photographies de Daniel Gustav Cramer présentes dans l’exposition. Woodland. Quelque chose d’une nature dense et laiteuse. Des images sourdes, fantomatiques, limite inquiétantes. L’objectif cadre en mode « amphibie » des montagnes : il plonge de très loin dans une matière irrespirable.
Le catalogue n’est pas simplement beau, il rend contemplatif. 48 heures que je le feuillette. Regret de n’avoir pas vu l’accrochage de Simone Menegoi. Il écrit : « En ce qui me concerne, je n’ai aucun embarras à affirmer qu’il n’y a peut-être pas une seule idée dans l’exposition que je n’ai tirée de l’œuvre d’un artiste. » L’humilité du commissaire : faire monter des idées à la visibilité qui ne sont pas à soi ?

 

samedi 14, mauvais temps.

Mouans-Sartoux, Espace d’Art Concret, Musée et Centre d’art, bâtiment rectangulaire vert citron vert, donc plus vert que jaune, au milieu d’arbres en contre-bas du Château. L’architecture intérieure est une ascension continue et spiralée. Dix ans ! présente de façon monographique certains des artistes de la donation Albers-Honegger. Belle économie de l’accrochage. Tout sauf has been, tout sauf restrictif. Ce qui est remarquable c’est de saisir que les œuvres n’ont pas d’âge, mais sécrètent de la durée, de toutes sortes. On en oublie qu’on ne cesse de s’élever dans le bâtiment qui rejoint le faîte des arbres. Il faut dire que l’enthousiasme, la simplicité et la générosité de la directrice, Fabienne Grasser-Fulchéri, ajoutent à l’esprit du lieu.

Je découvre Marcelle Cahn, des dessins à la construction sûre mais mystérieuse à faire tourner les feuilles sous les yeux, des sculptures en boîtes de médicaments, ses « totems ». Un tout petit dessin me fait penser à un lavis de Hugo pourtant sans aucune ressemblance formelle. Deux Adrian Schiess, pas tout jeunes, qui cassent le blanc du white cube et déséquilibrent l’espace ; des sculptures d’Honegger comme des cellules de méditation, on a envie de rester là quelques jours et quelques nuits avec l’espoir d’y entendre un souffle venu d’on ne sait où.

Salle John McCracken. Fabienne Grasser-Fulchéri m’apprend que des sculptures de l’artiste ont inspiré Kubrick pour son 2001, Odyssée de l’espace. Je me retourne, un tout petit monolithe noir et brillant pulse au centre de la salle, il y a bien des mondes encore inexplorés qui sont pourtant là depuis des décennies.

De jeunes artistes au niveau -1 réservé aux expositions, des assises solides pour les étages qu’on vient de traverser, avec à leur pointe Aurélie Nemours en cathédrale. Concrétude finit sur une œuvre de Jérémie Setton, mise au point de lumière qui dématérialise volume et plan. Qu’est-ce que c’est ? Une suspension au bon lieu de l’espace. Au final, des œuvres qui ont si peu de raison de nous faire parler, qu’on rêve d’être enfermé dans l’EAC pour s’assurer que se taire est aussi une façon de causer de l’art.

Dans le Château, une expo temporaire, Le fil des possibles. Des tissus, des trames. Et un suisse Hervé Graumann. Artiste anti-photoshop, un baroque minimaliste improbable. Répétition, espacement, motifs pittoresques. Au départ on a envie de partir en courant parce que ça sent plein nez le kitsch et en fin de compte, la palette hybride entre graphisme et peinture devient totalement addictive… un pattern.

 

Cerise sur le gâteau.

Retour à Nice. Rencontre avec Noël Dolla. On discute, on finit par se parler. Puis il fait un dessin où je relis la théorie de la relativité appliquée à l’artiste dans son atelier. « Tu vois le train c’est l’atelier, il se déplace, et l’artiste se déplace lui aussi à l’intérieur de cet espace-temps. Si un observateur se met devant ce train, plus l’artiste se déplace dans son œuvre et moins son œuvre est visible, parce qu’il n’y a que des portions brièvement perçues. »

Conséquences de la théorie Dolla : ceux qui se déplacent sont difficilement localisables, étiquetables. Il y a donc ceux qui restent parfaitement identifiables par leur inertie, voire par la fossilisation de leur séduction, et les invisibles.

Le problème du critique c’est aussi se poser la question de ce (et ceux) qui est (et sont) en déplacement à l’intérieur de l’œuvre. Si la continuité ne se saisit pas parce que le train passe à toute berzingue, alors le critique n’a pas d’autres solutions que de se mettre lui-même en mouvement. Sans ça reste l’option la mieux partagée de l’activité critique : se concentrer sur la reconnaissance des immobilités. J’ai envie d’appeler ça de la paresse…