Steve McQueen à la galerie Marian Goodman, Paris – Corinne Rondeau

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Constellation McQueen

C’est par 77 néons, 77 fois écrit Remember me  d’une main différente, que Steve McQueen arrête les premiers pas du spectateur. Des néons sombres laissent filtrer derrière eux une lumière blafarde qui donne à l’espace vide une dimension crépusculaire. Tel un portrait de Rembrandt dont la lumière est toujours la face d’une nuit, d’un secret nocturne. Nuit d’une inscription en appel de lumière, un appel fait de liés et de déliés, comme si sous chaque écriture circulait l’indéfectible présence d’une absence. Les mains ont tracé le contour, l’inscription devient le temps d’une lecture qui se retourne en momento mori  vers le spectateur, en crypte ou en éloge profond de la solitude, le conviant à la naïve et impuissante interrogation : se rappellera-t-on de moi ?

C’est donc par la mémoire que commence l’exposition Steve McQueen à la galerie Marian Goodman. Une mémoire toujours vide qui attend un événement pour en faire des souvenirs, et des récits. Mais l’événement surgit bien avant la conscience qu’on peut en avoir, sans doute est-ce l’une des raisons qui forme le désir d’écrire. Comme si, sourdement la litanie des néons faisait entrer progressivement l’esprit dans une passion des contrastes, comme l’encre sur une page blanche, nous lance le défi de notre propre récit sur l’absence. Écrire pour toute mémoire en quête d’une vision non à venir, mais au présent de son élaboration. C’est au sous-sol que la vision se révèle, et comme toutes les visions d’art, elle est dans la beauté de sa construction, non de son apparence.

Sur un écran suspendu apparaît l’image solaire de Ashes, jeune homme noir de l’île de la Grenade à la proue d’une barque. Derrière lui l’horizon entre le bleu du ciel et celui de l’océan ; lui, assis ou debout, de face ou de dos, il joue avec la caméra et les mouvements des vagues qui agitent l’embarcation. Une image qui semble préservée de toute impureté. Mais le soleil à la verticale annonce irrémédiablement la nuit dès midi, comme Goethe observait le deuil le jour du solstice d’été. Ashes tombe à l’eau ; l’horizon devient coupant. La chute peut bien alors nous donner envie de passer de l’autre côté de l’écran, pour découvrir voix et bruits que l’on entendait par dessus les brassages des flots. Une autre histoire nous attend.

Sortis des rushes de Carib’s laep, McQueen a exhumé le corps sublime et le sourire insouciant d’Ashes, lorsque revenu à la Grenade il apprend sa mort violente. De l’autre côté de l’image solaire, lumière est faite sur le récit de sa disparition, en voix off durant des séquences de fabrication de la pierre tombale. Ashes 2002-2015 entered into rest, encore des inscriptions, pour faire la lumière sur l’obscurité, et le silence tombée sur la vie d’un homme sur une pellicule super 8. Si le film a été brûlé par le soleil, le burin creuse à même la beauté simple d’une image où se montre le geste du marbrier et son reflet. Sidérante image qui rappelle que la surface est un rêve de profondeur. C’est si vrai que toute l’exposition est vouée à cette profondeur qu’on n’atteint jamais vivant, ou seulement par métaphore. La terrible obscurité de la mort reste inaccessible, seule reste la promesse du repos. Mais le film ne le filme pas, il ne le peut. Ce qu’il fera c’est montrer tout ce qui l’édifie : bruits sourds de la fourche dans la terre, métalliques de la truelle, du saut de béton vidé sur le treillis soudé pour les fondations, de frottages du bois sur le ciment frais, le rouleau collant de peinture blanche. Murmures qui établissent leur corollaire à l’incompréhension des témoins de la vie et de la mort de Ashes. Ashes, 2002-2015, film à deux temps, temps qui ne peuvent se regarder ensemble. L’écran double faisant office d’une séparation réelle.

De l’autre côté de l’image solaire, alternent ainsi des séquences de la fabrication de l’inscription et du récit par les voix et celles de la construction de la sépulture, gestes muets du maçon, jusqu’au dépôt de la plaque commémorative. Steve McQueen alterne pour faire, à son tour, deux gestes : donner la sépulture qui manque à Ashes afin d’inscrire dans la plus simple matérialité de la mémoire la vie passée ; fabriquer le montage de deux récits : avant la sépulture achevée par les voix off, après la mort par le filmage des outils et des mains qui vont tracer, creuser, élever la dernière histoire de Ashes, sa dernière chronique. Il reste de nos vies ce qu’en font les vivants. Steve McQueen laisse faire le travail des mains et les récits des amis devenus historiens. Juste cadrer, écouter, juste arrêter le regard sur des contingences, façon de se retirer d’une maîtrise lyrique de la commémoration elle-même. Une guêpe engluée dans la peinture, des chèvres broutant près des tombes, un enterrement et sa troupe d’endeuillés pendant que le maçon œuvre en contrebas, le retrait de l’adhésif pour détourer les lettres se déchire laissant une harmonieuse forme abstraite d’oiseau. La caméra est là aussi pour enregistrer des détails qui sont marqués par la suavité de la mort ; le montage pour la faire saillir comme une arrête. Ce deuxième temps du film est plus hypnotique que celui de la lumière et du corps d’Ashes. Il n’est pas non plus le prolongement d’une vie interrompue. Car la suavité de la mort que le montage relance est partie prenante du dispositif du double écran suspendu. Ce qui du temps devient irrémédiable et irréversible se joue dans l’espace lui-même. Des allers-retours d’un écran à l’autre, je peux bien revenir sur le passé vif du corps sans jamais le faire revenir. Il n’y a que des images, des souvenirs. Ce qui s’inscrit alors dans les gestes de fabrication de la pierre tombale, à la tombe jusqu’au film, c’est qu’il existe un temps qui enveloppe tous les gestes, existe un temps intérieur qui ne cesse de couler malgré l’interruption des vies humaines. Sans doute à cause de ce temps-là, avons-nous édifié une histoire par la pierre taillée des monuments qui, à leur tour, enveloppent les existences, les récits pour nous rappeler, pour ouvrir une nouvelle fois la vie dans le noyau dur de la mort. Sans doute aussi pour Steve McQueen, apprendre la mort de quelqu’un qui vit encore dans ses rushes, est-il une sorte d’interruption qui conduit à une mélancolie inévitable : tout ici-bas a lieu temporellement, la mort toute entière, plein soleil, coule dans les vies.

D’un écran à l’autre, comme les néons sombres et leur lumière rejetée à l’arrière de l’inscription, l’art ne cesse d’agir sur l’espace pour ériger dates, noms, corps à cause de ce temps qui emporte tout, et ne fait rien revenir. Mais l’art du maçon, du marbrier et de l’artiste, travaille à faire revenir des gestes qui ne renversent pas l’avenir par refus de la mort elle-même, mais par un temps d’inscription, car les souvenirs surgissent toujours dans le cours de ce que nous devenons. Des actes et des souvenirs comme le rappel que le passé advient quand il revient. N’est-ce pas l’événement de tout présent ? Événement que met en œuvre l’exposition de Steve McQueen. N’est-ce pas cela qui est en jeu dans la suavité palpable, et la sensation hypnotique du film à deux faces, deux temps : revenir d’un écran à l’autre, d’un temps à un autre, impossible de rebrousser chemin dans le temps intérieur qui coule, et coulera même quand toutes les horloges se seront arrêtées. C’est ainsi qu’au-delà du mural de néons et de l’écran double résonnent deux autres pièces conçues sur l’idée du deux, plus que du double. L’idée même de faire un avec deux, et non chercher un miroir, voire une dualité. La mort est sans image, ne s’oppose pas à la vie, car son temps est un temps que nous ne pouvons vivre, c’est même le secret nocturne de la lumière chez Rembrandt. C’est le temps même du dépôt plus que du repos. Dépôt qui reste un geste, quand le repos est une croyance.

Ainsi Broken Column (2015), Moonlit (2016). On sent toute la pesanteur du silence, par l’interruption des colonnes et le jeu des ombres ; par l’éclat métallique de deux rochers recouverts d’argent. Une pesanteur de l’interruption en sous-sol dans la pénombre, une pesanteur froide au jour dans le showroom, l’espace le plus lumineux de la galerie. Se rejouent encore la lumière et la nuit, car à bien regarder, les pierres seraient capables de briller sous une lune, quand les colonnes se répondent, comme si la plus petite et claire était l’ombre portée de la grande et sombre, ce que signale la source lumineuse installée en oblique. Projection d’ombre sculptée. Du minéral brut recouvert ou taillée pour l’espace, la lumière joue avec le temps intérieur de la coulée irrémédiable. Une exposition dont l’espace est entièrement dédié à l’absence matérialisée par des séparations, des interruptions. Des échos, une constellation, car il faut bien que la lumière cogne une matière pour se réfléchir. Pour être vues, lues, la lumière comme les inscriptions, doivent être arrêtées pour ouvrir l’espace autrement. Un espace qui ne cesse de revenir sur la mort qui se love dans la lumière. Ne reste qu’à manipuler celle-ci pour nous plonger dans la plus saisissante évidence de l’art : l’espace est le lieu de l’artifice. Bien que parfaitement indifférent à nos trajets, l’espace modulé par la lumière renvoie à notre déambulation, durée d’un parcours, qu’elle ne saurait marcher dans le temps intérieur de n’avoir qu’un temps vécu. C’est là que l’art de Steve McQueen nous dit encore quelque chose, non d’être condamné à mourir comme l’évidence même et ultime, mais que l’art est une poétique du temps. Poétique qui forme mots et images, et l’étroit passage où ce qui revient fonde ce qui advient : l’espace même de notre présent et  de l’exposition. Ou comme le poème « Quitter » de René Char dans La parole en archipel : « Face à la mort nous n’avons qu’une ressource, faire de l’art avant elle. »

Corinne Rondeau

 

 

Steve McQueen
Galerie Marian Goodman, Paris (75)
jusqu’au 27 février 2016