Le corps de Boris Charmatz est traversé du corps d’Hijikata* lui-même traversé de ceux de Nijinski, de Wigman et de la Neue Tänz allemande, et c’est cela qui est sous nos yeux et qui reste dans nos corps et dans nos têtes et habite nos nuits bien après la fin de la représentation.
On ne le voit pas tout de suite au début, il entre sur le plateau, torse nu, vêtu d’une jupe de pans de tissus, mains et bras levés au-dessus du corps et c’est Bach qui l’accompagne. Bach siffloté, Bach sifflé, donc sorti de lui, de son corps, une émission de souffles, de sons, de mélodies. Il y a aussi les lumières, elles sont de Yves Godin, elles ouvrent un espace infini, un paysage que de lumière, d’à peine de lumière, et cette autre lumière qui l’accompagne, une poursuite qui le suit, parfois le précède légèrement et parfois le rattrape. Donc Bach – c’est sérieux – qui donne une structure architecturale mais aussi qui indique le plaisir de danser et cela nous rappelle Partita 2, duo chorégraphié et dansé avec Anne Teresa de Keersmaeker en 2013. Bach est sifflé, comme toutes les musiques et les sons de la pièce, et Vivaldi et Mozart et Gluck et Haendel qui finira dans le lointain, et des chansons, Les feuilles mortes, et des musiques de films, Kosma encore, Ennio Morricone, quel culot !
Hijikata arrive après Bach, il arrive d’abord par les pieds et les mains puis, dans un moment hallucinant, par un lent mouvement de renversement, jambes à l’envers, Boris sur la tête, fabricant un corps inconnu qui nous fascine. Les bras et le balancement du buste c’est plutôt Rita Hayworth dans Gilda quand bien même Put the Blame on Mame, sommet de l’érotisme au cinéma, n’est pas au générique du sifflement, mais le charnel est à fleur de corps, debout, au sol, lors d’une danse slow inventée avec un spectateur ou dans un temps suivant, extrêmement sensuel, se rapprochant au plus près de nous, il danse, de dos, en duo de ses mains qui caressent son corps, recréant ainsi une scène vue, connue et reprise mille fois.
C’est la première fois que Charmatz se fabrique un solo quand bien même il y eut le « solo bicéphale » chorégraphié et dansé en 1994 avec Dimitri Chamblas, Les Disparates. Dans la note d’intention ils disaient « il faudrait un silence de mort, des lumières si simples qu’il suffirait d’un interrupteur. Un homme tout seul à côté d’une structure immobile et pesante, des accords magnifiques, de gros sons mélangés tombant parfois çà et là, et trois costumes. Il y aurait beaucoup de gestes très personnels, très complexes, très riches, fous et absolument intransmissibles, sans trop se soucier des transitions ». Vingt-huit ans après il y a toujours un silence de mort, des lumières des plus simples, un homme seul et des gestes si personnels, absolument intransmissibles, ce sont les siens et c’est son solo.
Jean-Marc Urrea
« Somnole » de et avec Boris Charmatz
vu le 20 janvier 2022 lors du Festival d’Automne à Paris à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
à venir, du vendredi 25 au dimanche 27 février 2022 dans le cadre de la saison Montpellier Danse à l’Opéra Berlioz du Corum à Montpellier