En entrant, à main gauche, se tient l’Autoportrait (1936), aux lunettes noires, à main droite Contemplation (1937-1938), un personnage aux cheveux blancs assis de profil dans le cadre d’une fenêtre, un globe terrestre derrière lui. « Piliers » de la première salle, ils nous préservent de toute vue directe et transparente. Puis un troisième tableau, tout proche du vieil homme de Contemplation, Portrait (1939) : un personnage jeune, debout, dos à une fenêtre ouverte face au spectateur. Derrière lui une commode verte, et au-dessus un mur rose. Quelle drôle d’idée, une commode à tiroirs devant une fenêtre ! Au-dessus du vert et du rose, une bordure avec tuiles rouges et un bandeau vert au-dessus que la tête interrompt au milieu. L’ombre d’un contrejour salit de gris le tee-shirt jaune, et assombrit le visage. Puis, juste au-dessous de la fenêtre à guillotine, un bleu pâle homogène, peut-être un ciel. Le tout encadré de murs et de rideaux jaunes. Devant une telle fenêtre où quelqu’un se tient devant nous, l’évidence d’un rapport spatial entre intérieur et extérieur. Le dehors est toujours dedans, il pousse dans le dos, mais surtout il appelle un lieu dont l’aboutissement, pour Rothko, sera la Chapelle de Houston. Un corps pris entre deux mondes comme on est entre les murs, à la manière de la bibliothèque laurentienne de Michel-Ange : il « est parvenu précisément au type de sentiment que je recherche – il fait en sorte que les spectateurs se sentent pris au piège dans une pièce dont les portes et les fenêtres sont murées, de sorte que tout ce qu’ils peuvent faire est de cogner éternellement leurs têtes contre le mur »*.
Il suffit d’enlever toute trace de figuration de Portrait et saute aux yeux un « Multiforme » : tableau abstrait de la période de Rothko, dite Classique, à la fin des années d’après-guerre. Il ne s’agit plus d’une couleur superposée au-dessus d’une autre mais de couleurs les unes sur les autres, pratique de recouvrement qui s’intensifie avec le temps, et parfaitement indiquée dans les titres par « on », parfois « over », tel Untitled (Black, Red over Black on Red) (1964) — patiente œuvre de maçon. Or ces couleurs sur une couleur vont être séparées par un espace intercalaire horizontal. Comme si Rothko jouait toujours de ce corps désormais fondu imperceptiblement dans la couleur pour établir de nouveaux rapports : dilatations et rétractations, effet de gravité et d’évaporation ou de légèreté.
Cependant l’usage d’aplats blancs, « nuages » de peinture claire mais opaque, insiste à l’instar d’un point limite : tout du fond ne remonte jamais entièrement à la surface. On comprend l’admiration de Rothko pour Titien. Le peintre vénitien excelle à faire remonter de l’apprêt rouge les qualités pulsatiles de la vie en surface. À travers les sous-couches de glacis qui recouvrent entièrement la toile, c’est l’expression de la vénusté propre aux peintres de la Sérénissime du XVIème siècle : sous l’épiderme le sang circule, la peau est chaude, un corps vit et respire. Exactement la formule de Rothko pour contredire le commentaire d’une peinture coloriste et séduisante : « Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire », ou encore : « Les formes ou aires qui n’ont pas un concret qui palpite, comme de la vraie peau et les os, une sensibilité́ du plaisir ou de la souffrance, n’ont pour moi aucune valeur. » Dans ce nuage de blanc remue le spectre d’un tableau du vieux Titien, l’écorché vif du Supplice de Marsyas. Le vénitien y peint son dernier autoportrait en roi Midas qui médite sur la mort du satyre en miroir de la sienne. À plusieurs siècles d’écart la même opacité chez l’un et l’autre. Personne avant Titien ni après Rothko n’aura peint à ce point la condition de mortel, la hantise de l’altération, l’image contemplative de sa propre mort, et celle des autres, avant et après soi. Comment rester visible après ? Avec des sur-vivants qu’on appelle aussi spectateurs. On l’oublie mais c’est cela une rétrospective : un regard (de vivant) sur un regard (de mort). Et toute la question de la visibilité est peut-être celle d’une pensée de la mort.
La condition de mortel ne touche pas seulement la représentation du corps, telle que Rothko la maltraite dans sa période néo-surréaliste où des êtres aux visages monstrueux se signalent à la prolifération d’yeux énormes sur des corps inhumains. La hantise c’est l’altération de la volonté et de la liberté face à tout ce qui l’empêche, le temps qui passe compris. Déchirure, violence, visibles en 1570, invisibles après 1945 à l’œil paresseux qui ne croit que ce qu’il voit, sont le signe extérieur d’une profondeur qui sait le pourquoi de tout, qui sans jamais advenir œuvre contre tout ce qui l’empêche.
Si les Multiformes – véritable événement pictural — sont datés après 1945, ils s’imposent à la pensée comme la conséquence de la destruction massive et de la capacité absolue des hommes à s’auto-détruire. Après la Shoah, Hiroshima, la nécessité de représenter autrement est sans concession : ce qui reste de la vie quand les corps disparaissent en un éclair ou deviennent fumée. Restent des tableaux sur lesquels on revient pour se rappeler de tenir debout dans le présent. Tout comme Rothko se rappelle de la tragédie antique et de la mythologie dans sa période néo-surréaliste qui mord l’avant et après-guerre. Sous le bandeau rouge sombre de la partie supérieure d’Aeolian Harp/N°7 (1946), des touches vives et sèches du même rouge-prune agitent des jaunes et gris sourds : Orphée, le poète revenu des Enfers sans Eurydice, mis en pièces par les ménades. Ce qui reste d’Orphée, c’est aussi bien ce qui reste de Rothko : l’image de la mort qui palpite sous la couleur. « Derrière la couleur se trouve le cataclysme. » Son art ne consent pas à la séduction de la couleur, si lumineuse soit-elle, on voit pourtant certains visiteurs poser devant avec leur smartphone ! La lumière vient de la profondeur des corps, de l’obscurité dans laquelle est plongée la vie. Lorsqu’une riche collectionneuse, dans son atelier peuplé de toiles de couleur noire, lui demande
« quelque chose de rouge, de rose, un tableau plus optimiste, plus festif », Rothko réplique « Rose, rouge, jaune, orange ? mais, excusez-moi, n’est-ce pas les couleurs de l’enfer ? »
Sa première série, les Seagram murals (1958-1959), est une commande pour le restaurant huppé Four Seasons du Seagram building de Ludwig Mies van der Rohe. Le projet qui combine architecture et peinture enthousiasme Rothko. Mais il renonce après une terrible colère, y dînant un soir avec sa femme : il refuse que la classe sociale capable de payer de tels repas ne puisse jamais regarder ses œuvres. Entre 1968 et 1969, il fait don à la Tate Gallery de neuf tableaux de la série qui devient la « Rothko Room », accrochée selon ses indications avec éclairage bas. C’est le silence et l’ascèse qu’appelle ce cycle de toiles sombres qu’on peut sans peine qualifier de crépusculaire. Sur un des panneaux de Black and Marron, l’œil descend le long d’une ligne de contraste et suit des stries : on se recule d’un coup, comme si, archéologue, on avait découvert un pied. De la sépulture dans les Seagram, peut-être. Sur un des panneaux de Red and Marron, une fine et rougeoyante bordure entre deux masses sombres fait écarquiller les yeux : un feu crépite infiniment. Des Enfers dans les Seagram, peut-être.
Et puis il y a un autre saut — véritable éclipse de la couleur — aussi inattendu que les multiformes en 1969 : les Black and Gray, série pour le siège de l’UNESCO à Paris, qui devait être accompagnée de sculptures de Giacometti. Le projet ne se réalisera pas. Les Black and Gray font suite à des toiles dont la lumière colorée « clignote » comme un néon. En passant d’une toile à l’autre dans l’alignement de l’accrochage on croirait entendre le bourdonnement des ballasts magnétiques qui annonce l’allumage ou la fin de vie du néon. Face à cet alignement d’autres toiles de grande intensité lumineuse tel Blue, Orange, Red (1961) dont le fond rouge semble vouloir s’arracher du support, sautant violemment à l’œil comme un appel à l’aide. À la suite des intermittences de la lumière arrivent les Black and Gray. La tension extrême des noirs et des gris sablonneux immobilise les toiles comme des pierres tombales. L’espace intercalaire entre les zones de couleurs a quasiment disparu. L’encadrement rectiligne blanc, marge funèbre, maintient les tableaux comme un impératif : ici on ne sort plus ni on entre. C’est l’asphyxie. Rothko confie en 1962 à l’un de ses amis, le peintre Alfred Jensen, l’image d’un souvenir depuis l’enfance, avant son arrivée aux États-Unis : « Les cosaques prirent les juifs de leur village et les emportèrent dans la forêt où ils durent creuser une grande tombe. […] Il disait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe, et que, d’une certaine manière, elle était coincée dans son tableau. » Dans les zones inférieures grises, il y a du tumulte : on pourrait croire à des corps frappant à mains nues une surface de verre translucide. Les grandes figures de Giacometti apparaissent comme des cadavres ambulants perdus parmi nous. Si certains les photographient, il n’y a pas de doute possible : la mort marche à même notre sol à la Fondation Louis Vuitton.
Le 25 février 1970, Mark Rothko se suicide dans son atelier de Madison Avenue de New York. Il laisse un ultime tableau, un rouge brillant inachevé, visible à la National Gallery of Art de Washington, Untitled.
Corinne Rondeau
Rétrospective Mark Rothko
Fondation Louis Vuitton, Paris
Jusqu’au 2 avril 2024