[…] toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien […) dit Racine dans la préface de « Bérénice » et à Romeo Castellucci de traiter alors la tragédie en objet post conceptuel majestueux.
Déconstruction assurée d’une étude profonde du poème savamment construit par Racine, la pièce, entre élégie et mélopée est une déclaration d’amour foudroyante à l’art théâtral le plus pur, celui sans coups de poignard ni œil crevé.
Dans un temple des mots, oublions les symboles du temple des Muses, toujours en nombre chez Castellucci, et surtout ses vaines explications, ou considérons-les tels éléments de décor tout comme les mots mêmes, le pur théâtre est perverti d’une dimension opératique où ces mots, devenus sons, sont magistralement autotunés – et ce n’est pas duperie mais émancipation –, délivrés, déclamés, voire débités, forcément inaccessibles, comme l’impose l’abstraction. Après eux, gestes et signes comme les symboles, également ne sont pas à déchiffrer, pour mieux se satisfaire du temps qu’ils dilatent, du transport qu’ils opèrent au cœur de ce qui fait théâtre jusqu’à réveiller la beauté en chutes de drapés célestes des rideaux, à l’italienne, qui, au final, se fermeront à la grecque. Cette espèce de liturgie fait aussi pont entre contemporanéité et racines archaïques.
Dans les rangées autour de moi, on devine la déception des amateurs d’histoires contées, fictions improbables de préférence, ceux-là mêmes qui ont fait la surcote d’Anatomie d’une chute, à titre d’exemple récent, qui au moins voudraient « comprendre ». Funeste idée, ils vivent un drame !
Face à eux, l’actrice incarne, plus que jamais, la solitude par excellence. Exacerbation de que faire d’un personnage, acte à la beauté transcendée, la performance d’Isabelle Huppert est du Huppert pur jus. Celle à propos de qui, Romeo Castellucci dit : « Elle est l’actrice définitive. Pour une pièce définitive. Il faut une actrice radicale comme Isabelle pour aborder un des textes les plus radicaux de l’histoire occidentale. »
Un seul petit bémol, la dernière minute qui en dit trop, alors qu’on eût préféré s’arrêter, juste avant, sur le sublime ultime silence de Bérénice. Une œuvre admirable définitive.
Jean-Paul Guarino
Bérénice d’après Jean Racine
avec Isabelle Huppert
et Cheikh Kébé, Giovanni Manzo et 12 performeurs
Conception et mise en scène : Romeo Castellucci
Son et Musique : Scott Gibbons
Costumes : Iris Van Herpen
Sculptures de scène et automations : Plastikart Studio Amoroso et Zimmermann
Production : Cité européenne du théâtre – Domaine d’O, Montpellier et Societas Romeo Castellucci
La pièce fut créée et donnée les 23, 24 et 25 février 2024 au Théâtre Jean-Claude Carrière, Cité européenne du théâtre – Domaine d’O, Montpellier