Pierre Ardouvin à la Maison des Arts de Malakoff (92) – Corinne Rondeau

 

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La maison des souvenirs gelés


Elle semble nous attendre, et nous réconforter. Mais qu’attendre ? Réconforter qui ?

C’est sur cet étrange paradoxe que nous accueille l’exposition de Pierre Ardouvin à la Maison des Arts de Malakoff, Retour dans la neige. Tout est calme. Or la douceur figée éveille le spectateur à une inquiétude glaçante, comme le dormeur observé au plus profond de son sommeil : est-il mort ?

L’exposition écoute chaque pas, chaque respiration, tout en faisant semblant de ne pas être là. Elle a sa vie intérieure, même si on ignore de quoi retourne sa profondeur, feinte ou réelle. Elle envahit l’imagination, comme quelqu’un qui prend notre bras avec une force timide, et sans un mot nous emporte le temps d’une promenade. Le chemin n’est connu ni de l’un ni de l’autre. On veut s’arrêter sur le paysage pour le décrire, mais on préfère garder le silence, car rien ne compte plus que cette présence toute proche et toute lointaine, et son temps suspendu.

De part et d’autre, la neige artificielle vaporise les murs de la maison. Au sol, sur le mobilier domestique ou de bureau, elle retient, avec une langueur nécessaire, un regard perdu sur quelques cadres contenant collages, aquarelles sur fond blanc ; cartes postales, insectes sur fond noir. L’œil blanchi par l’espace et la lumière laiteuse du voilage aux fenêtres tente de s’arrimer à des mots introuvables, ou seulement maladroitement, entre les contrastes de l’accrochage parce qu’on ne sait pas vraiment où s’arrêter. Quelque chose d’indéchiffrable déjoue toute tentative de reconnaître le paysage. Retour dans la neige étouffe le moment idiot de la signification, histoire d’occuper le silence, rendant le corps gauche. Il était une fois l’histoire de ne pas savoir qui est à notre bras, plutôt sentir que l’invisible pèse par son absence de forme.

C’est alors qu’on essaie d’écouter, au lieu de voir, quelque bruissement conspirant avec des objets figés dans la résine. Harmonica, tête de poupée, gant d’une main d’enfant, crâne de chat, caravane miniature, dans des assiettes à soupe, attendant d’être réchauffées pour libérer leur histoire. Mais rien n’y fait, tels des fantômes qui n’effraient pas de leur apparition, mais de leur bouche sertie par une mémoire sourde, comme est d’abord indistincte une tache noire qui revient dans les cadres blancs. C’est un corps couché dans la neige. Celui inanimé de Robert Walser, à bout de force de ce qui sera sa dernière promenade. L’histoire de la maison murmure de son halo blanc de mort qu’il n’y a rien à lire ici de la vie ordinaire, de l’intime et des souvenirs. Comme un miroir fantastique dépourvu de reflet, la maison déloge son visiteur, car son lourd manteau invisible empêche de l’embrasser. La promenade lance, comme dans la nouvelle de Walser, au titre éponyme de l’exposition, sa question « Que fais-tu ici ? » Incontournable, et parfois futile, question de l’art. Il faut sentir toute la présence invisible pour ne pas croire qu’on a trouvé dans la blancheur du lieu la mélancolie qui se marie si bien aux souvenirs, au fond d’assiettes à soupe qui ne se réchauffent pas, ou dans les paysages masqués par un insecte qui les barrent de leur mort à la verticale.

La parole ne manque pas, elle est gelée comme le visiteur devenu étranger à lui-même. « Souvenirs gelés » dit Pierre Ardouvin, en marionnettiste du silence et de l’origine perdue, un peu comme si le corps de Blanche-Neige avait disparu de son cercueil de verre, retirant au Prince Charmant les moyens de livrer le sens de son charme. Ce retour dans la neige est une façon de se demander ce qui de la mémoire peut revenir. Par ricochets, on découvre que les souvenirs sont pris dans une épaisseur de temps disparu pesant de tout son poids à notre bras.

« Souvenirs gelés », petites formes pudiques qui chuchotent partout dans la maison, imposant involontairement leur promenade et leur arrêt silencieux, ne sont plus une manière pour le spectateur de penser ce qu’il fait là, mais être seul à savoir que son plaisir est sa propre disparition, parce qu’il importe que beaucoup de choses restent tues. Il le comprend une fois parti, en ayant pris soin de bien fermer la porte derrière lui.

Corinne Rondeau

 

 

Pierre Ardouvin
Retour dans la neige
Maison des arts de Malakoff (92)
jusqu’au 3 mai 2015

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