« Pasolini en clair-obscur » à la Villa Sauber, Monaco ou « L’attente d’une renaissance » par Corinne Rondeau

L’attente d’une renaissance

À la Villa Sauber du NMNM, la première partie de l’exposition Pasolini en clair-obscur met en scène l’influence de l’art pictural dans le cinéma de Pier Paolo Pasolini. Passion clairement identifiée par l’historien de l’art Roberto Longhi, qu’un dessin au fusain du cinéaste représente de profil en quelques traits. PPP a suivi ses cours à l’université de Bologne en 1941-1942. Son second film, Mamma Roma (1962) lui est dédié, sans doute en souvenir de son génie à rendre éloquent un art muet, à l’image du cadrage du corps mort d’Ettore, palimpseste de La Lamentation sur le Christ mort de Mantegna.

Peu d’œuvres originales, mais des projections en diptyque : extrait + reproduction de peintures. Ce choix de dispositif conduit cinéma et peinture à s’exposer comme arts de la surface. Indépendamment de la question budgétaire et de l’impossibilité de déplacer des fresques comme La Déposition de Pontormo, vouloir nous confronter à des images qui ne font que passer comme toutes les images de notre temps n’est pas sans pertinence, tout comme la frustration d’en arrêter aucune est notre réalité. Un art de la surface confronté à la représentation des corps, obsession du cinéma de PPP avec sa manière toujours renouvelée de les faire saillir de douleur, dans leur nudité, en suavité, en burlesque sans complexe, en sainteté…

Lorsque le commissaire Guillaume de Sardes enquête sur les emprunts de Pasolini, représentations de tableaux utilisées à l’unisson de l’espace et des corps mis en scène, il démontre sans doute, mais aussi rejoue dans l’exposition, l’entre-deux-images des tensions chères à PPP : intégrer le passé (peinture d’un temps historique) dans un passé nouveau (processus du cinéma qui a besoin du passé pour se développer dans la durée), contaminer les tableaux vivants par les corps figés des toiles et des fresques afin d’en projeter la coexistence. On retrouve l’idée dans l’installation de Fabio Mauri, grand ami de PPP, avec qui il fonde au début des années 1940 une revue, Il Setaccio, contre le PNF (Partito Nazionale Fascista). Intellecttuale. Il Vangelo Secondo Matteo di/su Pier Paolo Pasolini de 1975 est la projection de L’Évangile selon saint Matthieu (1964) sur la poitrine du cinéaste recouverte d’une chemise blanche. Si le corps respirant sous l’image mobile était un écran vivant, désormais la chemise fait office de linceul.

Que ce soit Accatone (Morandi), La Ricotta (Pontormo), Théorème (Bacon), Le Décaméron (Giotto), Salo ou les 120 journées de Sodome (Léger), et bien d’autres… le mimétisme de PPP s’expose entre passion et ressuscitation de l’image. Un peu comme les maniéristes avaient enterré de leurs lignes serpentines leurs pères renaissants. Les petits-fils baroques reviendront en force pour revendiquer en clair-obscur une époque où les contraires, les doutes et les incertitudes, étaient la condition d’une nouvelle harmonie. Le mimétisme est aussi un acte fondateur du poète : tenter de dissoudre sa propre identité dans des figures du passé et de remplir d’un autre corps, peut-être à venir, la surface de la feuille comme de la pellicule.

 

Ce rapport de temporalités est manifeste dans La Rabbia (1963), entre le « stupide monde antique » et le « féroce monde futur », expression de la tension du présent pour PPP, objet de critiques acerbes sur la transformation de la société, les nerfs et la bile de sa vie intellectuelle. Le rapport au présent n’est pas seulement porté par une nostalgie maladive, il vient de la poésie, de la langue qui, si elle fait obstinément rempart aux assauts de la marchandisation des corps et d’une jeunesse malheureuse, reste un lien fondamental avec la réalité. La rage de Pasolini a masqué une opération de renaissance et l’a sans doute empêché de s’y abandonner lui-même pour être un fils, éternel Œdipe. Son premier poème Le Rossignol de l’Église catholique (1943) parle aux premières lignes de Casarsa. Casarsa della Delizia – la maison brûlée de délices – région du Frioul vénitien d’où est originaire sa mère, dont les paysages illuminent sa poésie. Cet homme à l’origine perdue, viscéralement ancrée sur un territoire d’enfance, l’artiste Regina Demina le met dans son ventre. Film produit par le NMNM, comme deux autres vidéos (de Charles de Meaux et Alain Fleischer) à l’étage, pour une seconde partie contemporaine représentée par une vingtaine d’artistes. Deux étages à deux temps.

Un vide dans chacune de mes intuitions (2023) ne cesse de rapprocher la caméra d’un ventre tendu, allant du dehors, façade blanche pesante de chaleur, au-dedans d’une demeure sombre. Ventre bombé, visage de madone cadré serré accompagnés d’une voix off masculine à l’effet dissonant, nonchalant, entrecoupée de bruit d’herbes sèches sous la semelle, de chants de grillons et d’oiseaux en extérieur, du frottement lent des mains sur l’abdomen en intérieur. C’est la voix d’un rappeur qui reprend et tord de sa lecture des fragments du Poème en forme de rose. On y entend « âme ancienne dans le ventre des filles aveugles, plein de lumière d’un désir bancal » mais aussi d’autres mots. Nul sacrilège, plutôt une sorte de désir performatif, une promesse de vie pas si contraire la rigueur contrôlée de PPP. La spontanéité de la lecture fait ripper les mots un peu comme si dans le ventre de l’enfant à naître le vieux Pasolini chantait par une autre voix. Exactement comme le poète le fera dans Une nouvelle jeunesse, composé en deux temps, 1941-1953 et 1974. La seconde forme des années 1970 a pris acte d’un nouveau temps de l’innocence perdue par la société de consommation, la laideur d’un peuple de jeunes aux cheveux longs qui « ne se soucient plus guère des ouvriers » et se perdent « en corruptions, abjurations et névroses ». Dans les petites lumières de la nuit romaine du fameux « Article des lucioles » de 1975, il y a de jeunes garçons qui n’ont plus rien ni du paysan, ni de la mémoire du dialecte, ni de « l’innocence qui existait réellement ». Plus de mémoire du tout. Le temps a encore changé depuis le sordide assassinat de Pasolini sur la plage d’Ostie, tristement convoqué comme un fétiche. Les mots, modifiés, changeront encore et encore … et le film de Regina Demina assume dans une lumière pastorale du XXIème siècle une autre violence, une autre libido. Un corps dans un autre, une promesse mise en saillie, la réalité attend son nouveau visage. Peut-être.

 

Corinne Rondeau

 

 

 

 


Nouveau Musée National de Monaco – Villa Sauber
Pasolini en clair-obscur
Avec Adel Abdessemed, Giulia Andreani, Francis Bacon, Giacomo Balla, Tom Burr, Lodovico Cardi, Adam Chodzko, Pieter Claesz, Clara Cornu, Walter Dahn, Regina Demina, Marlene Dumas, Richard Dumas, Cerith Wyn Evans, Federico Fellini, Jesse A. Fernández, Abel Ferrara, Laurent Fiévet, Alain Fleisher, Claire Fontaine, Giovanni Fontana, Jenny Holzer, William Kentridge, Astrid Klein, Fernand Léger, Stéphane Mandelbaum, Martial,  Fabio Mauri, Charles de Meaux, Giorgio Morandi, Dino Pedrali, Ernest Pignon-Ernest, Pontormo, Man Ray, Giuseppe Stampone, Jean-Luc Verna, Francesco Vezzoli, John Waters
Commissariat de Guillaume de Sardes / Scénographie de Christophe Martin
29 mars – 29 septembre 2024