Jean-Paul Guarino : Un petit, non, un grand bond en arrière pour commencer. Quel sentiment conservez-vous de votre première rencontre avec la scène, avec ce qu’il s’y passait ?
Jean-Paul Montanari : Je me souviens que la première fois où je suis entré dans une salle de théâtre, j’avais 16 ans. C’était pour y voir Bérénice de Racine avec Francine Bergé et Sami Frey, mis en scène par Roger Planchon et je sais que je ne suis pas sorti indemne de cette salle ; le choc esthétique, artistique, culturel fut tellement fort que cela m’avait fait littéralement exploser.
Je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire d’aller au spectacle trop tôt, vers 10 ou 11 ans. On peut y aller, ou pas, ce n’est pas grave, mais on peut aussi découvrir tout ça très tard et éviter, si possible, de n’être qu’un consommateur, c’est à dire de savoir choisir ce que l’on voit.
J-P. G. : Le choc est donc venu de votre rencontre avec l’art plutôt que la culture…
J-P. Montanari : On met souvent bout à bout ces deux réalités, en prolongement l’une de l’autre, alors qu’il est possible qu’elles soient en contradiction. La culture, est une mise en circulation des œuvres d’art, l’art étant plutôt explosif et la culture plutôt intégratrice. La culture intègre socialement, alors que l’art désintègre.
J-P. G. : A la veille de l’ouverture de cette nouvelle édition du festival, je pense que tout a été dit ou tout a été écrit.
J-P. Montanari : Dit et écrit, oui. Ce qui est surtout dit, c’est que le festival, qui a été imprimé dans un programme il y a quelques mois, ne sera sans doute pas tout à fait celui que l’on va voir. Parce que la pandémie et son évolution font presque constamment varier tous les paramètres et chaque jour apporte son lot de modifications, de changements. La plupart des réunions de travail que nous faisons, ne sont qu’ajustements de nos activités par rapport à la réalité, à ce que nous avions prévu. Cela va des compagnies qui ne peuvent finalement pas venir, aux histoires d’horaires et de pourcentages d’occupation des salles, entre autres.
J-P. G. : A l’encontre de certaines compagnies étrangères telle la Batsheva qui ne viendra finalement pas, un certain nombre, presque un mini panel, d’artistes à la tête des CCN – Centres Chorégraphiques Nationaux, institutions françaises de la danse par excellence – est invité cette année. Cela permettra-t-il d’avoir quelques réponses ? Est-ce que ce qui se fait dans ces lieux renvoie à un état de la danse française, de la danse en France ou encore de la danse dans l’institution ?
J-P. Montanari : De la danse en institution indéniablement et vu la structuration à la française, c’est quand même une très grande partie de l’énergie créatrice qui se trouve dans les Centres chorégraphiques. Il y en a ailleurs, bien sûr et là aussi elle est tout de même soutenue par l’institution publique ; les fonds, par exemple, les financements se trouvent quand même. Bien sûr que les compagnies reçoivent des subventions quasiment directement des pouvoirs publics, qu’ils soient des villes, des régions ou l’État, mais il n’y a quasiment aucune compagnie importante qui ne trouve pas une partie des sources de son financement via les institutions. On ne peut pas montrer son travail si ce n’est pas une scène nationale ou un Centre chorégraphique ou un festival important qui le propose. Il n’y a pas d’autres scènes que celles-là de toute façon, il n’y a pas de scènes clandestines dans la danse et extrêmement peu de scènes alternatives puisque le développement de la danse contemporaine s’est opéré d’une certaine manière quasi exclusive par le ministère de la Culture. Souvenons-nous quand, au début des années 80, toute une génération de chorégraphes apparait en même temps. Il y en a en une douzaine, Bagouet, Maguy Marin, Chopinot, Karine Saporta, François Verret, Obadia et Bouvier et j’en passe et des meilleurs, Gallotta aussi et même Josef Nadj me semble-t-il. On crée ces institutions que sont les Centres chorégraphiques pour abriter cette génération là et ça, c’est une décision politique du gouvernement sous l’autorité de Jack Lang et avec le désir de Maurice Fleuret, qui est à la direction de la Musique et de la Danse au ministère. C’est ce qui s’est passé à Montpellier, qui a été l’un des tout premiers, peut-être même le premier, où on créait un Centre chorégraphique, régional à l’époque, et qui s’appelait précisément Centre chorégraphique régional pour Dominique Bagouet. Il n’y aurait pas eu Dominique Bagouet, il n’y aurait pas eu de Centre chorégraphique. Après Dominique il y a eu Mathilde Monnier puis maintenant Christian Rizzo, mais avant Dominique il n’y a rien. Cela veut dire que les institutions, ont épongé, capté quasiment toute l’énergie créatrice et cela continue. Par exemple, c’est quoi la place de Boris Charmatz, depuis qu’il a quitté le Centre chorégraphique de Rennes, lui qui est sans doute un des artistes les plus importants actuellement, qu’on l’aime ou pas, là n’est pas la question. Boris a une œuvre derrière lui et, devant lui, il a un imaginaire, une présence qui le signale comme l’un des chefs de file de la danse en France. Lui, il a connu longuement l’institution et il est toujours complètement soutenu par celle-ci. Quoi qu’il fasse, il a un nom suffisamment grand pour qu’immédiatement deux, trois institutions mettent les moyens nécessaires pour qu’il puisse travailler et que l’œuvre apparaisse. Tout est fait pour ça, comme à Lyon, à la Maison de la danse et à la Biennale de la danse, ou Chaillot à Paris ; c’est quand même bien là que les choses se passent.
Maintenant, quant à la programmation de cette année, récemment, Agnès Izrine me disait que finalement je fonctionnais comme un collectionneur. J’ai trouvé la remarque assez pertinente parce que je me suis rendu compte que ce n’était pas faux. Et même dans d’autres secteurs que le secteur chorégraphique, par exemple le champ littéraire, j’ai besoin d’avoir la totalité de tout ce qu’ont écrit certains auteurs. Je fonctionne comme ça. Et donc là, il y en a eu un, il y en a eu deux. Et puis, ça a commencé à faire collection. Il y en a eu 3 et du coup, j’ai provoqué le fait qu’il y en ait plus, encore plus. Donc, je me suis retrouvé dans cette programmation avec 6 noms de directeurs et directrice de Centres chorégraphiques. A la fin, je me suis demandé s’il allait sortir quelque chose de ça ? Finalement, il n’y a rien à en dire. Ça ne fait pas histoire. Il n’y a rien à raisonner là-dessus. Mais je ne sais pas non plus. Nous le saurons qu’après, une fois avoir vu toutes ces pièces. Est-ce qu’apparaîtra une manière de faire dite institutionnelle ? Je ne vais pas prononcer le nom du chorégraphe en question, mais je pense à un chorégraphe qui travaille dans un secteur plutôt très populaire et qui faisait un travail plutôt pète-sec. Il est devenu directeur d’un Centre chorégraphique et du coup, il a commencé – mais peut-être c’était ça qu’il attendait, peut-être, c’était pour ça qu’il avait été candidat à un Centre chorégraphique – Il a commencé, donc, à construire une œuvre beaucoup non pas normale, mais classique disons, qui répondait plus à ce que l’on attend d’un directeur de Centre.
J-P. G. : Presque caricatural ?
J-P. Montanari : Non, pas caricatural. Mais c’était plus convenu, plus conforme à ce qu’il pensait que les gens attendaient d’un directeur de Ccn.
Il y a des gens qui se coulent assez volontiers dans le moule du pouvoir parce qu’il s’agit du pouvoir. Mon ami Robert Gironès, avec qui j’ai débuté il y a 40 ans, qui faisait du théâtre à Lyon, disait – c’était l’époque où on lisait beaucoup Michel Foucault – « l’institution, vous mettez de l’argent d’un côté, il sort du pouvoir de l’autre ». Il a tenu trois ans. Il a été remercié parce que c’est ça la vérité. Son contrat n’a pas été renouvelé. Tout simplement. Il s’engueulait avec tout le monde, il allait hurler dans les couloirs du ministère. C’est vrai qu’il fabriquait des œuvres étranges et difficilement absorbables par les politiques et par les journalistes. Quant aux pouvoirs publics, il refusait d’aller aux rendez-vous !
J-P. G. : Ce qui veut dire qu’on risque de voir moins de singularité ?
J-P. Montanari : C’était y a longtemps cette histoire. Tout le monde a très bien compris, malgré tout, comment ça fonctionne. Les artistes ont compris comment ça marcherait. Quand les artistes sont candidats à des postes de pouvoir importants, de direction de grosses boutiques culturelles, ils savent le dilemme que ça représente. Et la plupart du temps, les jurys politiques qui choisissent les artistes le savent aussi. Alors des fois, tout le monde se trompe. Voyez Rodrigo Garcia, il est choisi parce que c’est un artiste absolument flamboyant mais au bout de quelques années, on ne peut plus supporter ce genre d’artistes là, on les remercie. Mais il n’est pas le seul, il y en aura d’autres malheureusement.
J-P. G. : Malheureusement ?
J-P. Montanari : Oui, ça se comprend. Je ne suis pas sûr que ce soit normal, mais ça se comprend. Les politiques vous confient une institution, une boutique avec du personnel, avec de l’argent et attendent de vous que vous animiez dans votre secteur à la fois un public, une réputation, et plus. Si ça bouge trop, si ça tangue trop, dans ce champ-là, on vous dit monsieur ou madame, vous êtes dangereux par rapport au reste. Alors je ne parle pas seulement des déficits, parce que c’est toujours ce dont on accuse l’artiste pour dire qu’il n’est pas bon. On s’en fout. Il y a des artistes qui ont fait carrière, des carrières énormes, et des déficits gigantesques, sans arrêt.
J-P. G. : Pour revenir à ces Centres chorégraphiques, à cette danse en France, toutes les esthétiques y sont développées, du conceptuel à l’urbain sans oublier le classique… Bref, plus de courant majeur mais des genres très marqués devançant la place du sensible, soit l’accroche avec le regard et les connexions induites, avant toute pensée. Cela s’explique-t-il ?
J-P. Montanari : J’ai peur de ne pouvoir tirer de conclusion, je n’en sais rien puisque les pièces ne sont pas là, ce sont toutes des créations. Si on revient à ces 5 ou 6 chorégraphes qui seront là et qui dirigent aujourd’hui des boutiques politiques de la danse, on ne peut même pas dire qu’ils soient représentatifs de quoi que ce soit. Les implantations de ces institutions ont été régies sous des schémas géographiques essentiellement, puisque ce sont des histoires de région pour que tout le territoire soit irrigué, c’était ça la pensée des Centres chorégraphiques. Ceci dit, il y a moins de régions aujourd’hui et il y a autant de Centres chorégraphiques, voire plus. Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui mais je pense qu’au début, les 20 premières années de cette grande vague qui a commencé avec ces artistes importants qui arrivaient fin des années 70 – début des années 80, ils avaient tous un style qui était le leur, parce qu’ils avaient tous une formation différente et on les reconnaissait, chacun, au quart de tour. On voyait tout de suite leur style, leur histoire, leur formation, leur volonté. Et j’ai eu l’impression, au fur et à mesure du temps et sans doute aussi par la mondialisation, la grande circulation de tout ça, tout le temps, partout, que les styles se sont uniformisés aujourd’hui. Je suis, moi par exemple, pas toujours capable de reconnaître en 10 secondes, 20 secondes, le créateur de telle danse par rapport à telle autre, parce que je trouve que ça se ressemble un peu partout. Ça s’est un peu unifié et c’est donc un peu interchangeable. De même que le rôle de directeur ou de responsable d’institution, est aussi devenu un rôle d’animateur qui fait que le développement se porterait moins sur l’œuvre de l’artiste que sur sa présence spatiale, politique.
J-P. G. : L’action à mener…
J-P. Montanari : D’où le grand risque que l’on connaît tous. Aujourd’hui, on est plus jugé sur nos animations que sur la valeur artistique des choses que nous présentons. C’est à dire que plus on fait des choses gratuites, grand public, plus vous êtes reconnu aujourd’hui et puis, vous avez, peu à peu – je vois bien en 40 ans, j’ai eu le temps de le constater – dû adjoindre à vos activités, les relations avec toutes les sortes de populations qui nous entourent, donc les jeunes, les vieux, mais aussi les non-voyants, mais aussi les gens des quartiers, mais aussi les gens nécessiteux, mais aussi, etc. etc. Et nous l’avons fait, et agréablement. C’est sympathique de faire ça, c’est bien, c’est utile, c’est formidable. Mais quelquefois, c’est ça qui a pris toute la place au bout d’un moment, dans la tête des politiques, dans l’activité des maisons, plutôt qu’un soutien à l’œuvre extrêmement difficile d’un Steven Cohen par exemple, dont tout le monde se tape aujourd’hui. La production artistique des artistes les plus importants, c’est fait pour quelques personnes, pour quelques dites élites. Donc, on s’en fout, ce n’est pas important. Ce n’est pas ça qui est au centre de nos activités. Ça existe. Ce n’est pas refusé. On voit bien ce qu’il s’est passé avec le travail de Raimund Hoghe, qui a été accepté par une grande population parce qu’on a beaucoup insisté, mais ce n’est plus là-dessus que nous sommes jugés. D’accord, c’est un acquis, on a le droit, on a le droit de le faire. Non, aujourd’hui, on est jugé de plus en plus souvent et surtout par les médias, qui ont un rôle catastrophique dans cette histoire parce que, on avait, et ça n’est plus, dans les journaux des spécialistes de danse. La disparition d’une Lise Ott, par exemple, a était symptomatique. Comment les choses se passent, y compris dans cette ville ? Mais pas seulement ici, partout, au plan national aussi ? C’est des pigistes qui, finalement, occupent la place. Moi, quand j’ai commencé dans la danse, il y avait deux titulaires permanentes de la danse au Monde, deux, de grande tenue. Puis peu à peu, les choses se sont enchainées, la danse n’a plus beaucoup d’importance et ce dont on parle beaucoup c’est les choses gratuites. Du coup, il y a plus que ça que l’on juge, plus la forme ni les recherches formelles.
J-P. G. : Et toutes ces animations sont les mêmes ?
J-P. Montanari : Oh bah oui.
J-P. G. : Donc peut être que ça serait à inventer des animations, pourquoi pas ?
J-P. Montanari : On a essayé, j’ai essayé ; mais j’ai essayé en demandant à des artistes de faire des animations de rue, par exemple. Dominique Bagouet, Emanuel Gat ont fait des spectacles de rue. Il y a plein de gens qui en ont fait, et des artistes que je trouve importants, même Cunningham a fait un « Event » sur l’Esplanade. Donc on voit bien qu’on peut faire ça. Mais ce n’est pas là qu’on nous attend. Ce qu’on veut, c’est beaucoup de monde, c’est la joie, la convivialité. C’est un mot, malheureusement, qui a presque remplacé le mot culture, fichue convivialité.