Bien avant le bilan de cette édition de Montpellier Danse qui débute à peine, on remarquera déjà le carton plein de Jean-Paul Montanari auprès de la presse locale et surtout nationale, au vu de la quantité de portraits parus du directeur-créateur sur le départ, nombre de leurs auteurs semblant s’estimer plus malin que les autres mais qui, même si certains n’espèrent qu’un effet-buzz, font tous, en relief ou en creux, son éloge voire son apologie. Il va leur manquer, comme l’on dit.
Samedi 22 juin, premier jour de cette nouvelle édition du festival.
20 heures, à l’Opéra Berlioz au Corum à Montpellier, est donnée « Deepstaria », une création mondiale du britannique Wayne McGregor.
Sur la scène 9 corps au ¾ nus, en sous-vêtements noirs, en fait des corps et que des corps au service d’une danse physique plutôt virtuose mais plus post-romantique que néo – soit, rien de neuf dans le mouvement d’articulation et désarticulation de ces corps – avec des costumes en dramaturgie et du son et des show lights en décor. Alors là, en veux-tu en voilà, tous les leds possibles, inimaginables et autres, orchestrés dans un vrai catalogue de combinaisons avec une tendance pour l’oblique et le rasant…
Wayne McGregor parle ainsi de son spectacle : « Depuis la nuit des temps, l’homme est fasciné par le vide. Des profondeurs de la mer à celles de l’espace, ces zones sombres et mystérieuses enflamment à la fois notre imagination et notre désir d’explorer notre monde jusqu’à ses limites. Dans Deepstaria – un titre inspiré par une espèce énigmatique de méduse au nom à consonance stellaire – j’évoque une expérience de danse pure, hautement sensorielle et méditative, qui réfléchit à notre relation profonde avec le vide et notre propre mortalité. »
C’est ce qui est dit, puis on voit ce qu’on voit : la recherche d’atmosphères – atmosphère, atmosphère – dans l’espoir d’approcher la liturgie abstraite d’un « Ballet du XXIe siècle », même si le Carré noir sur fond noir date du XXe, et qui plus est de son début. Cet élégant spectacle, vraiment sans surprises d’écriture, s’en va donc bon train pour s’achever comme il avait commencé, certes baigné d’une lumière crépusculaire. En revanche, nous aurons tous remarqué la superbe qualité du textile des plus aériens, voire comme autonome, des vaporeuses nuisettes portées dans le dernier tableau et, si nous étions pour le moins dubitatifs, reconnaissons les forts applaudissements de la salle en fin de représentation de ce spectacle pur label Corum Show.
« Deepstaria » (2024) – Création mondiale
Company Wayne McGregor
Conception, chorégraphie et design : Wayne McGregor
Lumières : Theresa Baumgartner
Costumes : Ilaria Martello
Composition sonore : Nicolas Becker et LEXX, généré par Bronze
Dramaturgie : Uzma Hameed
Pièce donnée les 22, 23 et 24 juin 2024 à l’Opéra Berlioz du Corum, Montpellier
Samedi 22 juin, 22 heures au Théâtre de l’Agora à Montpellier, « Voice of Desert », une création mondiale du japonais Saburo Teshigawara.
Plateau nu comme pour McGregor, fascination aussi pour les lumières et leur maximale utilisation dans une tonalité à peine plus raffinée – de bienvenus contre-jours tout de même – , déficiente dramaturgie encore – on peine à deviner ce qui la régit, une idée d’univers ou d’une certaine narration ou une écriture purement chorégraphique tout en se demandant à quel moment de la création les sons atmosphériques et musiques apparaissent – mais ici, sur le superbe plateau à ciel ouvert, ils sont 5 interprètes.
Trois au début et même longtemps, chacun, simultanément, dans son propre solo et sur son propre son ou sa propre musique où même si les états de lenteur des gestuelles – attendus, convenus et guidant les mouvements – sont superbes, ils sont toujours rapidement et heureusement contredits par leur célérité en miroir et contrepoint. En fait, sur les trois en scène, ils sont deux à danser et s’exprimer du plus profond, Teshigawara et la très inspirée Rihoko Sato jusqu’à ce qu’arrivent deux follets tourmentés tentant d’imposer un unisson que les 3 autres ignorent. Apparemment, seule la « mystique » construit la dramaturgie, et au total, l’hybridation perturbante, limite kitsch, des univers musicaux, celle des écritures et celle des genres aussi, du minimal à l’expressionisme, empêchent d’adhérer pleinement à cette œuvre, à moins du fort désir personnel de succomber à la simple beauté d’une hyper consciente présence des corps, la gravité dans tous les sens du terme. Là aussi, très bel accueil du public et de mes collègues aussi cette fois-ci.
« Voice of Desert » (2024) – Création mondiale
Compagnie Karas
Mise en scène, chorégraphie, conception lumière, costumes : Saburo Teshigawara
Collaboration artistique : Rihoko Sato
Avec Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, Kei Miyata, Rika Kato, Izumi Komoda
Coordination technique, assistant lumière : Sergio Pessanha
Pièce donnée les 22, 23 et 24 juin 2024 au Théâtre de l’Agora, Montpellier
A noter l’assassine et pertinente question pré populisme vainqueur, en conférence de presse, de Laurent Goumarre à Robyn Orlin à propos de la fin de son dernier spectacle, que je n’ai pas vu : « A force d’inviter le public sur scène, cela n’en écarte-t-il pas les artistes ? » Il y eut réponse, honnête même, mais l’importante question demeure, dans ce cas-là comme dans tant d’autres, et dans une dimension autre qu’esthétique et plus que politique, carrément idéologique.
Politique encore, quand les artistes veulent nous donner des nouvelles du Monde alors que c’est la formulation des questionnements qui fait œuvre. À chacun, et pas pour tous heureusement, son petit fonds de commerce – leur sincérité nous important peu – ou son angle de vue. Pour Arkadi Zaides, c’est le docu, l’approche documentaire plus précisément, qu’il développe, là où les plasticiens s’en sortent généralement mieux.
Dimanche 23 juin, 18 heures au Studio Bagouet de l’Agora, ce dernier présentait sa création de l’année, « The Cloud », et le titre dit beaucoup.
Une pièce en double. Double sens, double scène, double temps, double présence. C’est le cloud numérique, insaisissable, insituable et riche de ses données et le nuage, celui emblématique de Tchernobyl, aux parcours et contours indéfinissables. C’est une fiction versus une réalité qui nous a été fictionnée. C’est une histoire personnelle qui en rencontre une autre, collective. C’est aussi le concret du réel présent au plateau et l’apport conceptuel de l’IA, l’Intelligence Artificielle, déployée sur écran.
Deux lieux de représentation. Celui, versant numérique, sur l’écran de l’informaticien jubilant des surprises créées par ses alertes algorithmes accompagnant sur le plateau le réel « dit » et transformé par l’IA et nous, spectateurs, témoins passifs face à l’immense écran de projection, patientant longuement le temps de son plein remplissage, ligne après ligne, de la transcription de la bio détaillée, façon fiche Wikipédia, lue, tablette aidant, par l’artiste-auteur.
Arrive un second temps de la pièce où le lieu du témoignage est transformé, surligné à l’aide du long fil du micro, en espace scénique. Place à un temps de représentation où l’incarnation fictionnelle, elle, fut renversante, même s’il fallut attendre longtemps, comme s’il fallait un long temps de préparation pour accueillir le corps, plus que la chair qui reste couverte, protégée du réel par une tenue de « liquidateur », nom donné en ex-URSS au personnel civil et militaire intervenu immédiatement sur les lieux de la catastrophe nucléaire.
Le « liquidateur », avec sa saisissante présence répondant à l’imprévu des images et sons envoyés en direct par l’IA, s’avèrera être en fait le sauveur du spectacle. Dans ce rôle, le performeur Misha Demoustier qui ne se dit pas danseur, d’où peut-être cette captivante singularité de poses et postures, qui si elles ne sont pas dansées ne sont pas théâtralisées pour autant et qui avec grâce, virilité, puissance, et lenteur flirtant l’érotique, développe un vocabulaire gestuel et corporel inédit. Il valait la peine.
« The Cloud » (2024) – Création
Institut des Croisements
Concept et direction : Arkadi Zaides
Dramaturgie : Igor Dobricic
Développement de l’IA et son : Axel Chemla–Romeu-Santos
Interprétation : Axel Chemla–Romeu-Santos, Misha Demoustier, Arkadi Zaides
Cinématographie : Artur Castro Freire
Lumière : Jan Mergaert
Pièce donnée les 23, 24 et 25 juin 2024 au Théâtre de l’Agora, Montpellier
Jean-Paul Guarino