Marie R. lit du Patrick Kermann – Marie Reverdy

 

vertige_article

 

J’en suis restée sans voix, à en avoir le Vertige…

Il est des phrases qui ne sont pas audibles, avec lesquelles il nous est impossible de vivre une vie de dramaturge digne de ce nom… « Quel est votre message ? » demandera tel ou tel à un artiste, comme si l’art avait une quelconque velléité à produire un écrit théorique enjolivé par quelques métaphores ou autres coquetteries. La philosophie de l’art souffre également, lorsqu’elle entend face à une œuvre « c’est subjectif » ou pire « c’est subjectif et propre à chacun ». Parfois, il convient de se taire, de lire entre les lignes, de tenter de comprendre si ce n’est ce que ça dit, du moins ce que ça tente de dire. Et parfois, j’ai envie de répondre que je n’aime pas l’usage qui est fait de ce terme. Et pour cause, j’entends souvent « c’est subjectif » comme un synonyme pseudo classieux car relativement technique de « c’est une opinion personnelle », et l’on sait que l’opinion est l’antithèse même de la pensée philosophique, car si la pensée s’offre en partage, l’opinion, elle, se referme sur elle-même… Derrière le « c’est subjectif » on peut entendre « alors n’en parlons pas », « je fais et je dis ce que je veux ». J’entends tellement, derrière un « c’est subjectif », un « alors ferme ta gueule » … Quel dommage pour ce mot, pourtant si beau, qui signifie si simplement, « relatif au sujet », et non à l’objet, à l’effet que cela fait d’être soi, sujet, face à l’objet œuvre… Si seulement on pouvait considérer qu’il ne renvoie pas à un soi-même comme un trou noir encadenassé, mais à soi-même comme un autre ouvert sur le monde… Du coup j’ai envie de répondre, parfois : Et bien non, ce n’est pas propre à chacun, c’est un peu sale tout court, d’ailleurs, de croire qu’il suffit de revendiquer l’opinion personnelle pour se dédouaner de nier la pensée et de croire qu’avec ça, toute atteinte à la vérité est permise : « c’est subjectif ». Non, dis-je, il est des causes, fussent-elles littéraires, qui méritent que notre rationalité se mette parfois un peu au travail, car c’est affaire d’honnêteté intellectuelle. Avec cela nous espérons, bien sûr, comprendre profondément le sens de cette exigence. Tentons de tendre l’oreille, et d’écouter, ne serait-ce qu’une fois, la multitude des voix qui composent nos mondes. Voici mon invitation à un petit jeu, wittgensteinnien…

Dans l’énoncé suivant, produit par une seule et même bouche, combien de voix peut-on entendre ? Autrement dit, combien d’émetteurs s’expriment dans ce court extrait ?

Le dit parlé des mois monomaniaques 2

____

MARIE. – c’était bon mais si bon si si délicieux j’étais comme ensorcelée et mon cœur ravagé par ce ce sentiment ou submergée voilà j’étais submergée par ce cette chose-là qui me si belle magnifique je peux dire magnifique aussi que j’en étais comment dire anéantie oui ou déchirée c’était ça mon cœur était déchiré par ce

 

Le titre de l’œuvre « Vertiges » nous met sur la voie grâce à son « s » … Le titre du tableau, « nos mois monomaniaques », nous met également sur la voie… Car écrire est toujours une réponse, nous dit Mikhaïl Bakhtine, que l’on ferait aux mots eux-mêmes, et à leur usage. On cherche les mots les plus justes pour décrire les choses, précisant par-là même leur sens dénoté, mais également pour décrire l’effet qu’elles produisent en nous, précisant par-là que nous sommes sujets. Pour ce faire nous tentons alors, dans l’ordre du communicable, de jouer sur le sens connoté de la chose que nous voulons nommer. C’est à peu près « subjectif », pourrait-on dire, puisque relatif au sujet, mais sûrement pas « propre à chacun », car nous visons le partageable par le biais du déjà partagé. La connotation serait comme une couche sédimentaire déposée au fond de nous, elle est la mémoire et la trace de toutes les bouches qui ont prononcé tel ou tel mot avant nous. C’est beau, et communicable, car hérité. Pour la Nième fois dans Offshore, Kant s’invite dans nos pages… Il est vrai que c’est beau, Universellement, sans concept : voilà qui nous impose d’être un peu adroit.

Pour Patrick Kermann le théâtre se définit comme « Art de la mort et de la trace, poétique du fragment » et traduit un imaginaire particulier de la parole, car celle-ci est héritée, spectrale, et fait cohabiter dans la même bouche les vivants et les morts puisqu’ils « sont des milliers à parler en nous, à travers nous, pour nous. »[1] Nous sommes incapable de dire, c’est la langue qui dit à notre place, entre nos lèvres, et qui architecture la pensée dont nous croyons pourtant être l’origine. Nietzsche, en bon philologue, nous l’avait bien dit, « le cogito est un fait de grammaire, et c’est parce qu’il parlait une langue indo-européenne que Descartes pensait que JE était à l’origine de la pensée qu’il sentait en lui ». Pourquoi ne pas envisager alors un « ça parle » ou « ça pense » sur le modèle grammatical du « il pleut » ? Les mots et les concepts pleuvent, en nous et hors de nous.

Peu nous importe alors que nos corps se déplacent dans l’espace, car nous sommes nous-mêmes fait d’espace, et de vide… J’aimerais tant affirmer que cette locution est « subjective », mais malheureusement elle est scientifique, puisque chaque atome qui nous compose comporte plus de vide que de plein… Nous sommes l’espace, et le temps cristallisé dans notre mémoire, nos aspirations. Désirant, nous sommes remplis de vide que l’on appelle aussi Manque, ou frustration, à moins que nous choisissions de nommer cette absence Espoir, celui que nos mots nous soient, un jour, enfin rendus…

 

Marie Reverdy

 

 

 

Kermann
Vient de paraître aux Éditions espaces 34

ISBN : 978-2-84705-158-2
EAN : 9782847051582

[1] Patrick Kermann, « Tout est fragment, énigme et cruel hasard », Texte établi par André Dupuy d’après une interview menée les 27 janvier et 24 février 2000, Éditions du Théâtre de la Digue, Toulouse.