C’est plus beau en image qu’en vrai, Flâneries – Corinne Rondeau

 

Darzacq_article

Lors d’une séance de lecture théâtrale au musée Rodin autour de la photographie au début du mois d’avril, Robert Doisneau, alias Hugues Quester, déclarait dans un entretien que le travail d’Harry Gruyaert ressemblait à du graphisme. Je décidais d’aller au vernissage de la MEP pour confronter ce jugement. Pas de doute que l’ami de Jacques Prévert, flâneur et braconnier des gestes ordinaires, a vu juste dans les couleurs du photographe belge. Par ailleurs, Cartier-Bresson lui propose de colorier aux pastels ses images en noir et blanc. Il refuse : il n’est pas peintre.

De salle en salle, je m’étonne de la platitude des photos faites à l’étranger, USA, Maroc, Russie, France, Belgique… Le monde se résume à un agencement de couleurs sans inviter au voyage. Il est clair que les impressions des Doisneau et Cartier-Bresson renforcent la perception qu’on a des images : le monde fait composition. En guise de commentaire, j’entends « c’est une très bonne photoposter ».  En effet, il y a quelque chose de l’affiche décorative d’un coucher de soleil : peu importe la plage tant qu’on a une lumière au seuil de sa disparition. La géographie demeure un cliché. De la même manière, une série d’images saturées de couleurs prises à partir d’un écran TV déréglé : le monde de l’image ne ressemble pas au monde réel. Enfermé dans sa chambre d’hôtel à Londres, le téléviseur titillait et hypnotisait la rétine offrant ses compositions sur un plateau. On peut s’accorder sur le fait que le photographe cherche à s’étonner des couleurs sans retrouver le monde, peut-être pour y trouver la photographie elle-même : quelqu’un devant une image, pareil à un miroir avec le désir de s’y reconnaître. C’est la conclusion à laquelle je suis parvenue lorsque observant les spectateurs n’arrêtant pas de photographier ses images, Gruyaert semblait avoir anticipé la culture du selfie : quand voir c’est se voir. Raison pour laquelle je n’ai pris aucune photographie en photo.

À l’étage en dessous, Denis Darzacq, Act  & Comme un seul homme. Je laisse de côté les belles images de paysages qui furent, jadis, des champs de batailles pour une proposition sur l’oubli. Si l’enjeu consiste à exprimer qu’on est séparé de l’événement, alors qu’on a les deux pieds plantés en son lieu, son formalisme, malgré ses apparences romantiques, m’est apparu trop artificiel. Peut-être aussi à cause de la lecture de Clio de Péguy : l’événement est ce qui met en crise l’histoire.

Plus loin, des handicapés posent. Dans des musées, devant des tableaux, debout ou allongés, sur des fauteuils, au milieu d’une forêt. Me vient spontanément à l’esprit que certains chorégraphes devraient venir voir ça. La question de l’exclusion de certains individus au sein de notre société ne joue pas ici du désir de nous les rendre semblables sur le mode théâtral : eux aussi ont une sensibilité. Merci pour l’information ! L’exaspération vient de ce qu’on veut nous mettre les doigts sur la couture du pantalon, manière de dire que nous nous voilons la face. C’est le problème du « bien-penser » comme motif moral. Comme le disait  Nietzsche la pensée n’est pas naturellement bien orientée. Autrement dit, il y a une différence entre donner une explication et penser. Il est utile de rappeler que la pensée ne peut pas savoir à l’avance ce qu’elle va penser, ni se satisfaire d’un objet reconnu. Auquel cas, elle ressemblerait à un chien rognant son os.

Dazarcq pourrait bien s’apparenter à ce mouvement où la sociologie vient concurrencer l’art. Il ne fait aucun doute qu’après la fascination d’une Arbus pour des sujets qui dialoguent en silence avec la part maudite du soi, ceux d’Act  réactualisent la mise en scène des corps et des lieux. Bien sûr, on peut dire qu’ils sont ramenés à l’intérieur quand le reste du temps ils sont relégués à la marge, intégrés pour mieux (ex-)poser le dehors. Mais si tel est le cas alors penser le dehors revient simplement à dire que le dehors se confond avec la réalité extérieure. Dont acte, il suffit de confirmer par une image. Mettre des handicapés au milieu du champ, c’est rendre visible une théorie sensible des corps, et rendre à la pensée son dehors névralgique en s’installant au beau milieu des apparences. Ces étranges et nouveaux poseurs en sont l’expression même, relançant la formule de Diane Arbus : « Les monstres sont les derniers aristocrates ». En fin de compte, l’aristocratie ne consiste-t-elle pas à mesurer la distance qui nous sépare de ce qu’on reconnaît : prétendre au dépassement ? Ce qui est une autre paire de manches que de penser bien, vrai ou droit.

 

Corinne Rondeau

 

 

 

logo-maison-europeenne-de-la-photographie
MEP
– Maison Européenne de la Photographie, Paris (4e)
Harry Gruyaert
Denis Darzacq. Act  & Comme un seul homme
jusqu’au 14 juin 2015