Le Surstömming ou le hareng fou – Gina Trévier

 

Toujours curieuse, j’ai sauté de joie à la réception de cette invitation :

« Surstömming
« C’est le nom suédois de cette délicatesse du grand nord de la Suède. Se mange avec du
« pain d’orge, pomme de terre, oignions.
« Bière et snaps avec.
« Ma belle-mère dans le nord buvait du lait fermenté, aussi une « spécialité du grand nord.
« Bienvenue et à bientôt !
« Med vänlig hälsning
« Carola

 

 

Carola, émigrée climatique, adore recevoir dans sa jolie maison au pied du Mont Ventoux. Lorsque je l’ai appelée pour confirmer ma venue elle m’a demandé d’emmener des amis car nous ne serions que quatre. J’aurais dû me méfier…

Tressautant dans ma petite auto, au milieu des vignes et des oliviers, nous nous rendons à la cérémonie d’initiation. La table est dressée au jardin dans la plus pure tradition suédoise. Température de 5 degrés, snaps, aquavit et vodka de 45 degrés, vaisselle de faïence ancienne, drapeau, tout y est !

 

 

Jan nous accueille tandis que Carola s’affaire en cuisine. Soudain la maîtresse de maison surgit portant un grand plat fumant rempli de pommes de terre bouillies. Vite, il faut passer à table. Jan rempli un seau d’eau, y émerge une boite de conserve cabossée qu’il ouvre rapidement pour la déposer sur la table d’un air victorieux.

D’abord nous sommes saisis par la très forte odeur de putréfaction, puis, hébétés à la vue des harengs qui tentent de sortir de la boite dont s’écoule un liquide bouillonnant. J’ai soudain très peur. Je crains de perdre à tout jamais l’amitié de la personne qui m’accompagne et plus encore, d’endommager mon microbiote de bobo moyenne.

 

 

Jan nous explique qu’il faut tartiner du beurre sur une tranche de pain, y ajouter une couche d’oignon, une couche de pomme de terre et des morceaux de hareng avant de déguster l’ensemble. Avec beaucoup d’alcool, de beurre  et de pommes de terre, je parviens à goûter un filet de ces terribles harengs.

Carola se délecte, et attaque, enthousiaste, son troisième poisson. Elle évoque ses souvenirs, comparant la fameuse madeleine de Proust au nauséabond hareng. Sous le regard hébété de mon amie, je fais bonne figure, tentant de soutenir une conversation dont le sujet, à défaut d’être gastronomique semble devenir littéraire. Je mentionne le texte de Huysmans, à ma grande déception personne ne connaît cette sublime ode au hareng saur.

Jan a déjà déclaré forfait et contemple le fond de son verre, mon amie est au bord de l’évanouissement, Carola joyeuse entame son cinquième poisson. Il fait très froid, les pommes de terre sont figées, le beurre est dur et mes pieds sont gelés.

 

 

Je songe avec nostalgie à la magnifique salle art nouveau de l’Opera Bar de Stockholm. Je m’y étais régalée d’une impeccable assiette de harengs marinés à la cannelle avec pommes de terre rattes, fromage de Västerbotten, œuf dur et sauce au beurre brun, tellement tendres et goûtus. Je revois  aussi la collection d’art de la table du Nordiska Museet où, parmi un condensé de tout ce qui a forgé l’identité suédoise sont exposés des intérieurs du XVIème siècle aux années 1950. On y voit toutes sortes de tables dressées pour banquets, apéritifs, aquavits, thés ou cafés. Vaisselles et couverts d’os, de bois, d’étain, de porcelaine, d’argent, de cristal, de bakélite, d’inox et de plastique soulignent notre évolution.

Je sors de ma rêverie car, rassasiée, Carola nous interroge. Avec plus ou moins de tact nous faisons part de nos réserves sous le regard approbateur de Jan. Habituée à cette réaction, Carola nous avoue en riant qu’elle a beaucoup de mal à trouver des amis qui puissent partager sa passion pour le Surströmming et nous entraîne dans la maison où brûle un bon feu de bois.

Sans rancune, nous dégustons une délicieuse tarte aux poires et au chocolat en buvant un thé brulant pour nous remettre de nos émotions. Mes doigts de pieds peuvent à nouveau bouger dans mes chaussures, je retrouve ma joie de vivre, il est l’heure de partir.

A peine installée dans la voiture, mon amie prévoyante sort un paquet de pastilles à la menthe de son sac. Nous les suçons avec avidité, en espérant que leur fraîcheur puisse atténuer le goût de ces terribles harengs.

 

Gina Trévier