Le satané homard de Rodrigo Garcia décortiqué par Marie Reverdy

 

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Coquillages et crustacés

Rodrigo Garcia semble frappé de la malédiction de faire parler de ses spectacles par des personnes qui ne les ont pas vus, et qui ont, a priori, une conscience esthétique proche de zéro.

Ainsi a t-on entendu parler de Golgota Picnic, de souillure et de blasphème, alors qu’il était plutôt question de grâce, de quête d’une paix intérieure dans un monde pétri par la douleur. Les catholiques n’ont pas apprécié : « Trop Cathare ! On ne les a pas exterminés dans le Languedoc du XIIIe siècle pour qu’un argentin vienne nous rejouer la question du mal originel ! Nous, c’est le pêché originel qu’on veut ! ». La différence est de taille. Autre saison, autre mœurs. A présent nous entendons abondamment parler de ce pauvre homard d’Accidens, Matar para comer, torturé pendant des heures, des voix se lèvent : « Non à la souffrance du homard, fusse t-elle au nom de l’art ! » Émotions, pétition indignation et manifestation, 15 personnes tout au plus, qui ont sûrement considéré les vigiles d’hTh moins balèzes que ceux de McDo. Pourtant, l’élevage intensif sur lequel repose la fortune de McDo génère une pollution à l’origine du déséquilibre de certains écosystèmes, « un des contributeurs les plus importants à la plupart des graves problèmes environnementaux actuels » affirme l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Le tout sans égard, bien sûr, au bien-être des membres du cheptel. Si la préoccupation des 15 ne devait porter que sur les espèces aquatiques, il y a toujours la poissonnerie d’Intermarché dont la pratique quasi monopolistique de la Scapêche procède par raclage et destruction des fonds marins, ce qui génère une mort lente, et douloureuse, pour bon nombre d’espèces. L’éthique pathocentriste (basée sur la douleur ressentie par les espèces dotées d’un système nerveux central) et l’éthique écocentriste (basée sur le respect de la vie des écosystèmes), on semble s’en contrefoutre à Mcdo ou à Intermarché. « Mais ça, c’est pas une surprise, c’est même chose acquise, on ne les refera pas, mais l’art… Non, pas l’art quand même !!! Dernier bastion de la liberté et du bien ! » Car il s’agit bien de cela, de considérer que l’art doit être préservé, autant que le homard, de toute pratique qualifiée d’immorale… Disons alors que ce léger manque de cohérence des 15 manifestants peut être lu comme un discours inconscient sur l’art, sa fonction, sa mission sacrée… En fait, et pour être honnête, j’extrapole un peu, car je ne l’ai pas vu le club des 15, mardi soir, lors de la première d’Accidens Matar para comer, pour la simple et bonne raison que je n’y étais pas. J’avais passé la journée à réfléchir sur Le Jardin des Reliques de Patrick Kermann, et je n’avais pas envie d’aller voir quoi que ce soit. Mais puisque la malédiction frappe, je vais, moi aussi, m’essayer à l’exercice d’écrire sur un spectacle que je n’ai pas vu.

Quelques ingrédients, tout d’abord : être allé voir d’autres spectacles de Rodrigo Garcia, et connaître, a minima, son parcours artistique au travers de plusieurs œuvres. Ça c’est fait ! Il faut, également, garder en mémoire que les rumeurs sur Golgota Picnic étaient foncièrement mensongères. Ça, c’est fait également ! Et puis il faut admettre que Rodrigo Garcia n’est pas subversif, ce n’est pas son but. Il serait plutôt dans la lignée du projet artistique que défendait Paul Klee lorsqu’il affirmait en son temps que « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible ». Rodrigo Garcia semble en effet privilégier un art du déploiement de la pensée porté sur un acte qui dure une fraction de seconde, un art de l’étirement du temps que l’on arrête pour vomir toute la violence qu’une action contient dans ses gènes. Rodrigo Garcia gratte la croûte reluisante des images séduisantes de l’idéologie capitaliste et contemple ce qu’il y a derrière, l’abîme profond qu’elles contiennent : l’angoisse et la pulsion de mort, la destruction, l’infini néant de la condition humaine, la crise existentielle de l’éternelle adolescence du surhomme nietzschéen et sa fureur de vivre. L’antéHouellebecq. Ainsi, j’imagine que si tout concourt à la mort du homard dans une variation autour de la cuisine, variation chère à Rodrigo Garcia, notre attention serait plutôt attirée sur la question de la cruauté, visible dans le regard du comédien-performeur. La qualité de présence de celui qui effectue le geste, qui ne joue pas un personnage, n’enlève en rien toutes les références que notre œil de spectateur peut conférer à l’acte réalisé : métaphore de la torture et des périodes historiques qu’elle jalonne, raffinement culinaire des hommes de pouvoir, dominations perverses en tout genre etc. Finalement, on ne peut évoquer la question de l’existence humaine sans échapper à une éthique anthropocentriste, celle chère à Emmanuel Kant lorsqu’il écrivait que « Nous pouvons juger le cœur d’un homme par son comportement envers les animaux ». Et que « la cruauté envers les animaux est la violation d’un devoir de l’homme envers lui-même ». Le homard est cuisiné, il meurt en cinq secondes, tout au plus, comme dans n’importe quel restaurant. Pas de souffrance exacerbée pour le homard donc, mais le visage hideux de la condition humaine, carnassière. Non pas la figure de la victime malacostracée, mais celle du bourreau humain, tellement humain, beaucoup trop humain.

 

Marie Reverdy