Le langage de la traduction, what ? – Pol Pi, Hooman Sharifi, Ohad Naharin & Batsheva, Montpellier Danse 2022

 

Travailler le Quatuor à cordes n°8 de Chostakovitch et jouer sans instrument sont les défis initiaux que s’était lancé Pol Pi, soit, inventer un langage corporel et non pas musical même si la partition en reste le guide. Cette traduction de la musique en gestes « entre-deux », entre le musical et le dansé, exige des ouïes fines et techniciennes, celles de musiciennes et de l’ensemble allemand Kaleidoskop en l’occurrence.
Les solistes, en silence, déjà en communion, entrent en scène, l’une après l’autre chacun son tour, chacun son solo. Les gestes sont délicats, les regards pénétrés ou paupières closes, les pas sont précieusement comptés, les souffles mesurés. Tout joue la partition, le corps mobilisé en tous registres. Il ne s’agit pas de rendre compte d’un tempo ni d’en rejouer la transcription mais de le convertir, le traduire. C’est aimablement tenté même si là, rien d’inédit, et ce n’est pas grave. En revanche, bien traduire c’est réécrire, or le « défi » ne donne naissance à aucun mouvement singulier ni n’invente de nouvelles gestuelles, et ça c’est autrement plus décevant, d’autant que l’on connaît l’implication et la pertinence de Pol Pi en chorégraphe. Après un bla-bla inutile, heureusement, même si le dénouement était attendu – constat du pari non tenu – la musique finit par s’imposer. Les solistes, déjà d’une forte présence en danseuses sur le plateau, en musiciennes et parfaites enfin en quatuor, emportent le morceau.

 

In Your Head
Pol Pi
Studio Bagouet / Agora – Montpellier
jeudi 23 et vendredi 24 juin 2022

Un projet de Pol Pi en collaboration avec les musiciennes du Solistenensemble Kaleidoskop
Conception et direction artistique : Pol Pi
Création : Anna Faber (violon), Mia Bodet (violon), Yodfat Miron (alto) et Isabelle Klemt (violoncelle)
Dramaturgie : Gilles Amalvi
Création lumières et objets lumineux : Rima Ben Brahim
Création costumes : La Bourette, assistée de Lucie Lizen
Régie son : Baptiste Chatel

 

 

« Je meurs pour vous », « Je me tue pour vous », soit la traduction du perse, de l’idée du sacrifice, présente au quotidien dans l’usage de cette langue, sert d’argument à cette pièce de Hooman Sharifi.

Dans quelques halos lumineux crépusculaires, vêtus de noir, sur un plancher noir avec un fond de scène noir, tous iraniens – le chorégraphe, nous le savions, les 5 danseurs, danseuses, et le musicien aussi – cristallisent l’image d’une société qui sombre. Changer de cap, cris, danses, chants, tout est tenté. Taper fort au sol, du pied ou de la main, ne change rien à l’affaire. Mais peut-être s’agissait-il de rendre compte de la peur envahissante et de tout renoncement et de l’abandon de toute foi. Témoigner de toutes les impossibilités, c’est ce que nous voyons. L’émotion n’arrive pas à s’extraire de la scène. Trop faible dans l’écriture et l’exécution, la pièce ne nous arrache même pas l’ombre d’un soupçon de compassion.

 

Sacrifice While Lost in Salted Earth
Hooman Sharifi
Théâtre La Vignette – Montpellier
vendredi 24 et samedi 25 juin 2022

Chorégraphie, lumière et direction : Hooman Sharifi
Musique : Arash Moradi
Avec : Hooman Sharifi, Ali Moini, Ehsan Hemat, Tara Fatehi, Armin Hokmi, Rosa Moshtaghi

 

 

Juste avant, au Corum, et c’était donc vendredi 24 juin, il était 18 heures passées de peu. « 2019 », la dernière création du chorégraphe Ohad Naharin pour l’israélienne Batsheva Dance Company allait débuter.

Un dispositif bi-frontal – une scène étroite relevée en estrade, avec entrées et sorties à chaque extrémité, et un gradin de spectateurs de chaque côté sur toute sa longueur – limitant la présence de 250 voyeurs seulement, pour révéler l’intime du rapport à la danse, qui est affaire de tous, mais surtout de chacun. « La danse n’a pas besoin de public » dit Ohad Naharin mais il ajoute qu’une personne seule est un public en soi aussi.

Au-delà des convenus rites ou cérémonies, sur une captivante musique venue d’un inconnu lointain qui pourtant nous semble familier, comme ancestrale, c’est tout d’une célébration de la Danse que l’on se prend d’entrée et en pleine poire, un tourbillon de liesse et d’allégresse, une puissante invitation au partage aussi, en esprit à participer.

La recherche de Ohad Naharin travaille la maximale transcription de l’énergie vitale, donc, la qualité du geste, sa pleine exécution comme sa vitesse, sa délicatesse comme sa brutalité, sa dynamique comme son amplitude. Pour cela et pour ne pas en limiter son écriture, il a besoin de danseurs extra-ordinaires. Les sentiments et le sens à partager sont à l’œuvre aussi. Leur propre traduction pour les exécutants est essentielle, la virtuosité s’impose encore.

Solos, duos, danses de groupe, éclatées ou à l’unisson, enchaînent chutes magistrales, extrêmes contorsions et fausses simples marches aussi, sur une très riche et all-over-the-world bande-son en accord avec la mondialité d’une population représentée. Puissance dans la force, la vitesse, les sauts et l’énergie et tout autant dans la lenteur et le contenu, c’est ennuyeux d’écrire ce que tout le monde va écrire alors que le moment est si rare. Comment ne pas mentionner aussi, et une fois de plus, l’hyper-précision, l’hyper-concentration, l’hyper-tension, d’une troupe qui fait corps et qui fait chœur. Hyper-présence également quand « ils défileront ». Cette marche révélera définitivement l’espace, le podium, l’estrade, comme étant, non pas un trivial catwalk, mais un autel et donc bien un lieu de célébration.

Le final approchant, tous les possibles épilogues sont esquissés. Aucune option ne sera finalement choisie, Tout pour le salut ! Un des plus beaux saluts vus sur une scène. Trop fort, le type ! et Trop fort l’émouvant moment vécu, sans aucune sensiblerie, le temps pur des sentiments. Quelle émotion, quelles émotions !

 

2019
Ohad Naharin & Batsheva Dance Company
Plateau de l’Opéra Berlioz, Corum – Montpellier
du vendredi 24 au dimanche 26 juin, puis du mardi 28 juin au vendredi 1er juillet. 2 séances par soirée à 18h et 20h30. Toutes les représentations affichent « complet ».

Chorégraphie : Ohad Naharin
Avec : Chen Agron, Billy Barry, Yael Ben Ezer, Matan Cohen, Ben Green, Chiaki Horita, Sean Howe, Chun Woong Kim, Londiwe Khoza, Shir Levy, Adrienne Lipson, Ohad Mazor, Eri Nakamura, Gianni Notarnicola, Igor Ptashenchuk, Yoni (Yonatan) Simon, Hani Sirkis, Amalia Smith
Lumière : Avi Yona Bueno (Bambi) / Son : David (Dudi) Bell
Costumes, stylisme : Eri Nakamura / Bijoux : Liron Etzion, Keren Wolf
Bande sonore et musique originale : Maxim Waratt
Décors : Gadi Tzachor

 

Jean-Paul Guarino