La dramatique vie de Marie R. – En attendant Bachelot

 

 

Fermeture des théâtres et plaisir esthétique oblige, je regarde, pour la 15ème fois, l’intégrale de Lynch… Je pense à cet engouement qu’a suscité son premier film : la vague du fameux pin’s « I saw it » qu’arboraient tous ceux qui avez vu Eraserhead à la séance de minuit, dans ce cinéma new-yorkais dont j’ai oublié le nom. « I saw it », cela voulait dire « J’étais dans la salle », autrement dit « c’est un évènement qui nécessitait une présence publique du public ». On ne met pas un pin’s « I saw it » quand on regarde Eraserhead chez soi, dans son lit, sur l’écran de son ordinateur… Tiens, tiens, tiens… ! L’œuvre ne compte comme évènement (en plus d’être œuvre voire chef-d’œuvre), que si le public a été là ? Dans la querelle du Cid ou au cœur de la bataille d’Hernani ? A la première ou lors de la création, dans le ici et maintenant orchestré en public ? Je repense à une discussion avec Jean-Paul Montanari, directeur du Festival Montpellier Danse, autour de la question « Que faut-il faire si les salles restent fermées ? » : « Marie Marie Marie, je ne veux pas passer au tout numérique, et encore moins m’y installer. Je veux un public présent dans la salle, il le faut ! »

Outre le plaisir d’une soirée au théâtre et l’évidence, en termes de qualité visuelle, qu’une captation n’est que l’ombre du spectacle et non le spectacle en lui-même, c’est quoi être public ? Et en quoi est-il si important d’être constitué en assemblée présente ?

 

Le désir de regarder ensemble dans la même direction est la définition de l’amour selon Saint-Exupéry, et cet amour de la scène fait des spectateurs, malgré leur diversité, un seul et même public. Bon, ok, je ne suis pas vraiment fan de Saint-Exupéry je crois. Peut-être même que je trouve cette citation un peu gnangnan… Mais je me l’accorde, une fois n’est pas coutume, et je succombe à mon côté fleur bleue.

Si je me l’accorde, c’est parce que je m’aperçois, en ce moment, que se sentir public me manque autant que l’œuvre en elle-même. Les spectacles sont interdits, mais les rdvs pros sont autorisés. On ne fait pas le noir dans la salle pour 10 personnes, dans l’esthétique de la sortie de chantier : ce serait ridicule, ce serait triste, un bien maigre « guichet fermé » … Alors pleins phares dans cette salle ouverte aux bruits, dans la lumière crue des néons du CDCN mobile d’Uzès à La Maison du Mineur de La Grand’Combe au mois de janvier, je regarde goulûment les autres spectateurs autant que le plateau pour cette maquette de 50 minutes de la nouvelle création de la compagnie La Zampa. La présentation se termine. Rhôôô, ça manquait plus que ce que je croyais d’être en assemblée face à la scène et je me mets à savourer cet instant devenu rare. Le couple assis devant moi n’applaudit pas beaucoup : je redouble mon clap ! Ceux qui sont à ma droite ne sont pas loin de la standing ovation : je corsette mon buste et concentre tout le poids de mon corps sur mon fessier. Bref, mon comportement cherche à rétablir un équilibre… Je ne m’étais jamais rendue compte, avant la pénurie, à quel point je réglais mon comportement de spectatrice par rapport à celui des autres spectateurs… Je ne me rendais pas compte à quel point l’exercice démocratique du sentiment esthétique passait par la choralité du clap-clap de mes mains, par la tenue de mon corps, faisant de moi un élément connecté par boucle rétroactive à ce système-public, et non un individu seul parmi la foule. C’est que l’esthétique, ça se défend ! Avec les codes du clap-clap, faisant du public un système complexe, auto-régulé, à l’intérieur duquel chaque partie (chaque spectateur), interagit avec l’ensemble…

 

Sentir que nous sommes là… J’ai souvent entendu les danseuses et danseurs, les comédiennes et comédiens, parler de ce sentiment de « sentir la salle » : « ce soir, la salle était comme ci ou comme ça », « je n’ai pas senti ou j’ai bien senti la salle », etc. Phrase abstraite que l’on se donne pour expliquer que l’on était ou non dans son assiette ? Non ! Mystère, certes, de l’alchimie (il faut bien se résoudre à ce que tout ne soit pas rationalisable) ressentie depuis la scène, mais le spectateur se sent, lui aussi, tenu ou porté par la présence des autres autour de lui. La présence de l’œil d’autrui me met dans la situation d’évaluer le mien propre. L’œil de mon voisin m’impose de poser la question de la pertinence du mien. Dans un dialogue silencieux, fait de regards de biais et de décibel, je rentre en discussion avec ma propre réception. Certes, le noir dans la salle me permet de me focaliser sur l’œuvre, il me « disponibilise » pourrait-on dire, mais la lumière dans la salle, en amont et en aval, favorise tout autant ma réception de l’œuvre puisqu’elle induit la responsabilité que j’engage quant à l’affirmation de mes choix esthétiques, choix que je peux confronter sans en parler par l’intensité de mon clap-clap, ou avant d’en parler si l’appel bacchanal du vin et de l’ambiance me conduit jusqu’au bar du théâtre après la représentation. Je suis membre d’un système éphémère « fortement intégré », comme on dit, fait de feed-back, de tempérance et d’auto-régulation. Dans le bar, les retours ne sont pas anonymes, pas de pseudo « Marie du 34 » ou « Drama du 11 » pour gueuler à la cantonade : j’assume mes choix esthétiques, alors je réfléchis à ce que je dis, et à la manière de le dire. Je suis quelqu’un et je parle à quelqu’un, je discute à bâtons rompus sans que personne d’autre que mon interlocuteur ne commente mes commentaires. Je ne fais ni front ni bloc. Un système n’est pas une communauté, me dis-je, car il se construit sur la complémentarité de ses éléments au service du tout et non sur la démultiplication du même au service d’une cause, et je crois qu’il convient de faire ce constat : seuls les systèmes évoluent… les communautés, elles, s’éteignent avec leur cause. Cause gagnée, ou cause perdue.

 

Exigence et légèreté… Ah !!! Il était bon le temps des vins à 2 euros, bio, terrasses du Larzac ! Le temps où l’on collectionnait, pieusement, les billets ou les feuilles de salle ! Le temps où l’on gribouillait sur les programmes, à moins que nous ne fassions partie des personnes névrosées qui voulaient le conserver comme s’il n’avait pas été lu, sans note, sans corner aucune page, sans trop l’ouvrir de peur qu’il ne garde la mémoire des lectures sur lesquelles nous nous serions attardées. Et pour les indécis de la méthode à adopter, le double programme : celui, chiffonné, épuisé, qui a vécu le temps du festival et celui, jamais ouvert, qui repose dans le tiroir d’un quelconque meuble du salon… Celui que nous n’ouvrirons plus jamais parce que c’est aussi chiant qu’une soirée diapo, mais dont la seule présence suffit à nous rappeler que nous avons vécu un moment particulier. On connaît beaucoup de gens qui gardent un programme de festival mais personne qui garde un programme TV. A croire que l’évènement ne peut-être que dans la présence d’une assemblée convoquée capable de dire « I saw it ». Je pense à Jean-Paul Montanari, je pense à Walter Benjamin, et je me dis que le point commun qui les unit réside dans la conviction en l’aura de l’œuvre, mix de « Création » et de présence in situ du public, une présence faite de chair, de feu et d’ossement (comme dirait à peu près Artaud). Alors vivement le printemps ! Celui des Comédiens et de Montpellier Danse, de ce voisin de droite qui m’énerve au plus haut point mais qui me permet d’affirmer « j’aime ce que je viens de voir », « je suis ici », « I saw it ».

 

Marie Reverdy
Mars 2021