Si l’adresse n’est pas le critère critique ultime, elle infère sur le mode de rencontre avec l’œuvre voire de son élection espérée.
En art, ce sont les œuvres et les pensées qui s’élisent et non les citoyens. Nous sommes restés « nuit assis » face au projet collectiviste Passions(s) qui, s’interdisant toute évaluation qualitative et jugement artistique, induit une indigente esthétique.
Au contraire des éclairages réussis de « Sunny » qui s’assignent mission de nous proposer plans et temps de lecture, la frontalité tentée par Emanuel Gat symptomatise maniérisme d’écriture ; ses interprètes, en immersion auto-réflexive, ne sont définitivement pas face à nous mais à une jauge. Pas très gratifiant alors d’être simples témoins d’un bel ouvrage.
Dans « Le Syndrome Ian », l’adresse, bienveillante, de Christian Rizzo a été ressentie d’ordre clanique.
Si tous, regards hallucinés par de fantastiques « machines » autonomes et mobiles, crachant fumée et rais lumineux, encerclant un non moins superbe dance-floor rectangulaire aux angles arrondis, le tout bombardé d’une bande-son sublime du groupe Cercueil, l’inspiration et la parenté – jusqu’à la filiation – de cette musique même, activent la réceptivité d’une descendance reliée par une mythique appartenance, provoquant adhésion à la danse sur leur danse. On envie cette famille, bouleversée par la rencontre de sensibles souvenirs partagés.
Après une transfiguration ritualisée, les transportant au plus près de leurs ancestrales racines indigènes et d’une vérité nue retrouvée, les interprètes de « Para que o céu nấo caia » de Lia Rodrigues, plus qu’une expérience de frontalité, provoquent une confrontation. Impossible de ne pas avoir à se regarder droit dans les yeux.
S’imposent puis explosent alors de telluriques et incantatoires danses sur un espace – envahi de Blancs que nous sommes –, reconquérant rageusement un territoire, éclairé de lumières haut perchées distillant lueurs comme délicates traversées de canopée.
De danse en groupe, chacun, à son tour, s’en extrait, libérant toute sa singularité mais pour mieux s’y rattacher, le renforcer et le faire Peuple.
Ce qui captive, jusqu’à fasciner, serait peut-être l’incarnation d’une indomptable puissance qui n’habite plus les corps de la vieille Europe.
Deborah Haye est animée de mots. Ceux, choisis, pour la transmission, et « enlargment », qui est profondément sien et qu’elle ne laisse échapper de sa pensée, ne se lassant de l’utiliser.
Pas étonnant donc que la géographie inspiratrice pour cette création, « Figure a Sea », avec le Cullberg Ballet, soit une immensité. Le liquide élément n’ayant de frontières, les danseurs et les mouvements débordent l’écran au sol – écrin contraint et conventionnel d’accueil de l’œuvre – naviguant délicatement sur un plateau expansé. L’extension physique distend la temporalité, contaminant l’esprit à l’envahir jusqu’à l’étourdissement lorsque l’infinitude est atteinte. La douceur accompagne et accueille ce qui devient naissance, celle d’une enchanteresse non pas pure, mais pleine Beauté.
Impensable de pouvoir faire meilleur ballet avec un Ballet.
Alors que nombre se complaisent dans la plainte d’un monde en chaos, les voilà déçus de n’avoir vu le spectacle de la tempête. Et si… la Beauté était belle car peu partagée.
Jean-Paul Guarino