Trois écrans suspendus attendent le spectateur à l’entrée de la première salle de la galerie des Filles du Calvaire. Légèrement en avant, ils dressent une limite. Le corps tenu en respect, et le regard à distance par le battement intermittent des images, pareil à une porte claquant au vent. Franchissant le seuil de la salle de quelques pas, apparaissent dans une légère pénombre d’autres écrans, de format plus petit, accrochés aux murs. Revient l’intermittence. On se convainc qu’aucune action ne se donnera intégralement, seulement de brèves portions de réalité en mouvement : des enfants qui jouent, des étendues d’eau zébrées de lumière, une plage vide, des scènes de rue. Les images gardent une réserve que l’artiste lui-même ne décide pas : une feuille de papier, fixée sur le devant de la caméra, est plus ou moins soulevée au gré des mouvements de l’air. Par le jeu hasardeux d’un coup de vent sur une feuille de papier, la réalité est tout à la fois révélée et dissimulée.
D’une simplicité confondante, le dispositif d’Ismaïl Bahri rappelle et matérialise qu’aucune visibilité ne se suffit à elle-même, ni qu’une image ne saurait s’accorder à l’événement enregistré, sauf dans un monde idéal. Curiosité presque enfantine sur le clignement d’une image-paupière qui fait repasser du mouvement dans l’image en mouvement. Ainsi la contemplation du regard est disjointe de l’action. L’horizon rabattu au lieu même d’un infini fantasmatique. Le hors-champ rapatrié à l’intérieur du cadre. Chaque fois que l’image-paupière se lève l’évidence tombe : on ne voit pas grand-chose. Ou juste assez pour que la feuille de papier rende indécidable la rencontre de l’image et de la réalité. Elle joue sur une limite qui nourrit l’imaginaire, désespère la vérité, divise et réunit par succession de battements. Elle réduit les apparences à n’être qu’un carnaval de signes, un calendrier de l’avent décevant l’attente d’une fête trop souvent concédée au tout voir, expliquer, consommer.
En haut de l’escalier, l’installation Sommeil ne lève pas davantage l’attente. Composée d’une vingtaine de projections, la pénombre est pourtant plus intense. D’un étage à l’autre, on comprend que l’enjeu de la feuille au vent dépend de son épaisseur et de sa position par rapport à la source de lumière. Cela détermine la qualité de la réverbération, faible ici, d’où une installation en camera obscura dans laquelle résonne des voix d’une langue étrangère. Seule une grande projection qu’on pourrait dire blanche, si on ne distinguait de légères variations de lumière, fait le lit des mots, blancs eux, de l’installation sonore Focale. Nous sommes en Tunisie. On questionne : D’où viens-tu ? Que fais-tu ? « Tu parais touristique… tu as la peau blanche ». Une voix d’homme dit avoir la peau brûlée par le soleil, la prison, les drogues. Les voix suffisent à inventer un champ/contrechamp à l’intérieur des variations de la projection. La confrontation imaginaire de l’installation sonore soulève, encore une fois, qu’il ne faut rien fonder de la réalité à partir de l’image, ni en tirer la conséquence selon laquelle l’imaginaire remplacerait le réel.
Comme au bout d’un voyage, la dernière salle donne un dénouement. Film à blanc renouvelle le dispositif de la feuille de papier. À distance de l’objectif, ses bords sont flous car la mise au point se fait au-delà, espace congru d’une image devenue cadre. On y perçoit nettement, bien que partiellement, une foule filmée à mi-corps, un jour de grand soleil. On distingue des drapeaux tunisiens lors d’une manifestation. Si les corps se manifestent à la marge d’un rectangle lumineux, celui-ci expose la qualité vibratoire des couleurs par réverbération des vêtements et des drapeaux. Le dispositif change le problème : comment la réalité — qu’on ne voit pas toute — pourrait-elle devenir un événement ? Ismaïl Bahri y répond par une feuille intercalaire. Elle est l’écran d’une plénitude sensible qui rend la foule à son événement, et l’événement à jamais coupé du regard.
Mais loin d’être un défaut de visibilité sur l’événement, la feuille de papier, l’image-paupière rafraîchit moins l’œil que le lien entre le regard et le monde. Mouvements incessants, pareils à des coups de vent, qui déplacent l’image vers ce qu’elle n’a pas encore montré.
Corinne Rondeau
Ismaïl Bahri
Film à blanc
Galerie Les Filles du Calvaire
17 rue des Filles du Calvaire, Paris 3e
jusqu’au 25 avril 2015