Pour ceux qui n’auraient pas les yeux en face des trous et les pieds sur terre, autrement dit ceux qui n’auraient pas pris le train pour suivre quelqu’un qui, même mort, compte bien ne pas les laisser en paix, le titre de l’exposition devrait suffire : Patrice Chéreau Un musée imaginaire. J’entends déjà dire « Ça fait beaucoup pour un homme, un musée » ou encore, « c’est gageure d’inventer son imaginaire ». Pourtant peut-on faire moins avec quelqu’un qui, dès l’adolescence au Lycée Louis-Le-Grand, et déjà « fou du TNP de Vilar », comprend qu’au théâtre il y a quelqu’un qui organise « tout » ? Dans un entretien diffusé au début de l’exposition, il avoue : « j’ai voulu être celui-là ». Très jeunes, certains savent qu’ils ont quelque chose à faire, en tout premier lieu découvrir ce qu’ils ignorent encore d’eux. C’est une chance et un malheur. Une chance parce qu’on ne perd pas de temps avec ce qui n’est pas essentiel — cela s’appelle l’urgence de vivre ; un malheur parce qu’une telle force existentielle, à ne jamais perdre le fil de ce qu’on ignore encore, suppose de refuser qu’il casse — cela s’appelle le refus de mourir.
On a beau avoir appris, il faut encore apprendre. Dessinateur, décorateur, figurant, acteur, et enfin metteur en scène, Chéreau est un monstre de travail en quête de perfection — intransigeance visible sur des tapuscrits, notamment un exposé sur Brecht, où il appose à la main « mauvais / à refaire ». Il a 16 ans.
De cela, Eric Mézil a compris, pour retisser le nom de Chéreau dans une vie faite de mises en scène et de films, qu’il fallait en apprendre encore. D’où les œuvres les plus connues et communes : la mise en scène de la Tétralogie de Wagner avec Boulez — scandale et succès historiques —, l’aventure du théâtre des Amandiers à Nanterre — magma de créations et esprit de famille —, La Reine Margot — succès du grand écran —, la collaboration avec Richard Peduzzi, et la compagnie des hommes blessés avec Koltès et Guibert — rime inconditionnelle entre amitié et fidélité. Mais aussi à l’intérieur de ces chapitres clés, d’autres méconnus, au milieu de témoignages épistolaires de Michel Foucault à Alain Badiou, en passant par François Regnault et Roland Barthes, qui relèvent l’impossibilité d’être indifférent à son travail.
S’effacent vite devant la stature de l’homme, les mille petites choses qui font les grandes. C’est avec cette constellation de petites choses — lettres, archives, entretiens — qui circulent entre les œuvres qu’Eric Mézil met moins en scène le metteur en scène que l’obsession qui préside au « tout ». C’est que hors défaut mégalomane, être « celui-là » doit avoir sa raison, revers de l’aveu. Cette raison se trouve dans ce qui revient, ce qu’il est impossible d’éviter, dans les choix.
Dès ses débuts, Chéreau monte des pièces oubliées Les Soldats de Lenz, jamais montées L’intervention de Hugo, ou méconnues Toller de Tankred Dorst. Il révèle La Dispute de Marivaux devenue depuis incontournable. Il ne se demande pas si l’ancien vaut mieux que le contemporain. Il travaille avec quelque chose de la mémoire d’un historien : le passé est à relire et se lit dans le contemporain. Façon de rappeler que Chéreau était un grand lecteur, des séances de lecture des pièces à sa dernière apparition publique en juillet 2013 en Avignon, pour Coma de Pierre Guyotat.
Il joue Trotsky dans le film de Jacques Kébadian (1967), moins pour s’en faire le double que pour clamer l’injustice. Chéreau n’aura de cesse d’explorer les formes du combat, l’exposition est sans ambiguïté : il y a des salles qui gagnent contre d’autres qui perdent, des salles avant et après le combat. Dans la salle de Koltès, agrémentée de lettres de Genet, deux dessins de Ingres intitulés Satan, d’après Études de Nègre de Chassériau — sorte d’esclaves mourant, dont l’abandon est plus grand que la crainte —, et les Boxeurs (lithographie) de Géricault — Noir et Blanc avant les coups, dureté des regards, poignets croisés, tel en miroir l’égalité de la puissance des corps. Cette salle vient juste après celle de « Peer Gynt ou le voyage initiatique ». Là flottent, entre le perceptible et l’imperceptible, les lignes d’horizon de Sugimoto, de Le Gray et de La solitude d’Alexander Harrison (peinture inconnue sortie des réserves du Musée d’Orsay), des œuvres pour une mise en scène dont il déclarait avoir « l’ambition, souterraine, d’un spectacle qui nous apprendrait à vivre », et d’un « théâtre allégorique où les idées réincarnées déclencheraient enfin l’émotion. À force de beauté. »
En circulant dans la multiplicité des formes du théâtre, de l’opéra, du cinéma, des dessins, des coupures de presse à des photocopies d’œuvres d’art, on est au travail d’un grand collage imaginaire, si l’on veut bien s’abandonner au « tout », à travers les œuvres qui leur répondent, les rappellent, les déplacent. Éric Mézil semble suivre dans la multitude des formes la grande ligne que Chéreau reprend avec ténacité : qu’est-ce qui est concrètement en lutte, et comment en exposer les rapports ?
C’est là l’homme de son temps, et qui est sans doute le signe de la plus grande mélancolie actuelle : sommes-nous encore capables de lire en contemporain de vieilles choses. Comme dirait Brecht, un des maîtres du jeune Chéreau avec Strehler : « Ne pas se raccorder à la bonne vieillerie mais à la mauvaise nouveauté. » Et sans doute la Tétralogie en 1976 confronta-t-elle le public de Bayreuth à cette nouveauté. Il faut assumer les mauvaises rencontres, toujours réussies, telles les formes monstrueusement vidées de vie de Zoran Music en résonnance avec Massacre à Paris de Marlowe et La Reine Margot de Dumas. Même Marina Abramovic, habituellement indigeste, tient la cimaise en face de l’expressionnisme de Grosz. Des époques et des formes se télescopent en un éclair, on est saisi, non pas par l’idée stupide que les désastres se répètent, et l’histoire avec, illustrations à l’appui, mais que Chéreau s’est toujours approché, comme par goût, de l’uppercut, de rapports de pouvoir qui appellent nécessairement une réponse : comment sortir ou pas des liens de pouvoir, comment les montrer ? Mais aussi, quelle que soit l’époque, la beauté des corps et des attitudes, d’un paradoxe insupportable lorsque les corps sont ceux de tragédies, de débauches, d’interdits. Ce dont témoigne la quantité impressionnante de coupures de presse conservées à l’IMEC, dont on avait eu un aperçu lors de l’exposition Les visages et les corps au Louvre. Paradoxe toujours, souligné d’un trait rouge dans la marge avec une petite croix par Chéreau, dans une lettre de Koltès datée du 9 juin 1982 : « on se trouve devant un personnage très cohérent dans ses incohérences… ».
Il a choisi le corps, matière privilégiée, avec son sang, ses torsions, ses libérations, ses passions, ses morts, ses souffles. Si l’exposition tire largement partie du corps, de Géricault à Berlinde de Bruyckere, il y a dans le tissage des œuvres l’évidence que tout excès de chair a pour raison d’être le combat avec le sens. En effet, une exposition ne peut exposer la parole comme sur une scène afin d’articuler les corps aux âmes, manière aussi de rappeler tout ce que l’art doit au corps, cette chose qui a priori ne pense pas. Pourquoi crée-t-on ? À cette question Chéreau répond par le biais de ce musée imaginaire, pour lutter. Que l’on passe notre temps à lutter tous les uns contre les autres, et que l’art vaut toujours mieux que n’importe quelle idéologie. Encore une leçon de Brecht : « Impossible d’en douter encore — la lutte contre l’idéologie est devenue à son tour une idéologie. » Lutter veut dire retourner les forces du pouvoir du monde réel dont la mise en scène se nourrit afin d’exposer autre chose que la grande humiliation qui pèse sur les hommes afin de les libérer : leur donner à voir, à vivre, à comprendre une autre lutte que celle idéologique. Cela s’appelle jouer.
D’avoir un esprit qui n’oublie pas la culture du passé, d’engager le combat au présent, d’avoir conscience des injustices, d’éprouver la beauté tragique comme une passion, cela fait de Chéreau un intense contemporain. Car il sait autour de quelle question tourne son ignorance. La scène est la forme privilégiée de sa limite, la vie ne s’éparpille pas, et si elle connaît les épuisements du travail c’est pour mieux affronter le prochain round. Retourner le pouvoir en émotion, la douleur en beauté. Éric Mézil a moins voulu faire un hommage à l’homme, que suivre les spires de la torsade historique et révolutionnaire d’un homme tortueux et sensuel, intellectuel et intuitif, impliqué et non-militant. Torsion vitale que l’on retrouve dans le dialogue épistolaire avec Vincent Huguet pour préparer sa dernière masterclass à Santander : « Raconter cela veut dire alors, comprendre les situations, et savoir les incarner pour qu’elles aient un sens pour nous, qu’elles nous racontent le monde. » Il ne s’agit pas du monde en général, un monde de lutteurs plutôt : « Mais tout est matériau, tout fait sens du moment que tout est organisé dans cette combinaison disparate en apparence entre récit et acteur. »
Entre récit et spectateur, il y a l’obsession de Chéreau : être condamné à vivre. Le bonheur ou le malheur ne peuvent être que secondaires, vulgaires face au travail. C’est l’évidence à laquelle conduit ce Musée imaginaire. Et puisque, pour rester le contemporain de Chéreau, il faut partir sans oublier ce qu’on quitte, ce ne sera ni un portrait, ni les photographies d’une ballade sexuelle de Mapplethorpe à Nan Goldin, ni Les Cannibales de Goya du musée de Besançon, ni même le petit tableau du musée d’Orléans, terrible et merveilleux, Les Drapeaux de Léon Cogniet (1830), ni l’étude Empty room de Edward Hopper, mais She Never Told Her Love (1857) une photographie de Henry Peach Robinson.
Les yeux clos, une femme mi-allongée, mi-assise joue à faire la morte.
Corinne Rondeau
Collection Lambert en Avignon – Avignon (84)
Patrice Chéreau, Un Musée imaginaire
jusqu’au 11 octobre 2015