Geneviève Asse, Musée des Beaux-Arts de Lyon (69) – Corinne Rondeau

 

2011.9.1

 

Les Déserts bleus de Geneviève Asse

 

De passage à Lyon, un ami retrouvé pour l’occasion me dit : « Je ne m’attendais pas à cette évidence, mais l’expo de Geneviève Asse est celle que j’avais besoin de voir, que nous avons tous besoin de voir ». Je sortais tout juste du musée des Beaux-Arts, après deux heures passées à regarder des dessins et une vingtaine de toiles de la Dame en bleu. J’entendais ce « besoin » comme la capacité suprême de l’art à nous rendre libre des temps comptables. Libre d’accueillir le présent. Ce que nous fîmes à une terrasse ensoleillée, sans ajouter de mots sur l’exposition.

En vidant les objets de leur poids imitatif, la peinture de Geneviève Asse est conçue dans le retrait progressif du monde des objets. C’est ce que montrent avec un brio, et en quelques œuvres, les commissaires de l’exposition, Sylvie Ramond et Rainer Michael Mason. Nul besoin de tout montrer pour discerner le mouvement objectif et sensible d’un œuvre, il suffit d’un point de vue. Ils ont la modestie du travail qu’ils exposent : suivre la durée d’une existence, sélectionner des œuvres comme autant d’arrêts capables d’élargir l’horizon du temps.

Ouvrir le temps, c’est découvrir un plan d’immanence. C’est peut-être un gros mot, mais ce n’est pas compliqué. Il ne se voit pas, il organise ce qui passe d’une toile à une autre selon un principe interne. Dans la première salle des intérieurs, une série de tableaux montre comment ce plan d’immanence vide les objets et les transforme silencieusement en espace. Chaque tableau est ici comme un coup de bascule vers plus de lumière et de transparence. Comment une table vue du dessus (Table à la carafe et au couteau, vers 1946) devient une fenêtre vue de face (Composition à la fenêtre, vers 1946-1947). Ou comment le plan qui accueille des objets devient un plan pour voir de l’espace. De la cuisine à l’atelier, les espaces intérieurs montrent une table devenir fenêtre, puis la fenêtre devenir un tableau de fenêtre (L’atelier, 1948), puis un pan de blanc (Nature morte bleue, 1955) devenir la réserve d’une peinture à venir. Ce sera celle des années 70-80, des « toiles blanches » toutes bleutées. Ce bleu étrange et caractéristique est-il fait d’eau ou d’air, on ne sait pas. Il ressemble aux bleus lointains de la perspective atmosphérique ramenés au premier plan. Une vision proche baignée de lointain, qui laisse toute chose s’évanouir dans des arrière-fonds invisibles. Ligne bleue intérieure (1973), Verticale bleue [Horizons] (1975), propriété de l’artiste, sans doute les plus beaux de l’exposition, rejouent la bascule car c’est « petit à petit [qu’elle a] trouvé [son] bleu » et qu’il est venu par la délimitation de portes et de fenêtres, trait « qui fractionne la lumière » : la ligne devenant « l’ouverture d’une couleur. » La bascule d’une horizontale à une verticale interdit tout contraste par une gamme réduite de dégradés de blanc et de bleu. L’horizon est indiscernable. Mais le frêle bleu de la ligne verticale qui s’arrête dans le blanc bleuté est une zone de rencontre. Une fois perçue, on comprend que l’horizon est l’instant qui se fait en soi, non sur la toile. Un en soi qui, chez Asse, est production de la lumière. « Je recherchais la lumière, souvent il ne restait qu’un trait sur le papier, un contour qui exprimait l’intérieur de l’objet. » Né entre une table et une fenêtre, l’espace de la peinture de la Dame en bleu est un devenir-désert.

Nul paysage, ni métaphore implicite d’infini, quand on ne sait plus quoi dire après le mot désert. Car le désert est bien la seule chose qui ne soit pas infinie, c’est même la seule expérience propre à découvrir notre fond et nos bords. Et la seule raison d’y aller révèle fond et bords hors toute causalité externe.

Le désert de Asse, c’est aussi le regard qui, loin de s’être perdu, s’est abandonné, un corps à ce point indiscernable dans l’étendue de la toile qu’on ne le retrouve plus, il n’a pourtant pas disparu, sans quoi, il serait impossible de rester devant, plus de quelques secondes. Il faudra quand même lui accorder le temps qu’il faut. Abandonné est le titre que Beckett donna à un texte issu de ses travaux pour Têtes mortes, afin d’accompagner une publication des gravures de Asse pour exposition du feu C.N.A.C. de la rue Berryer, en 1971. S’abandonner au temps (pas à quelqu’un), c’est se débrouiller avec un lointain dans lequel on marche. Marcher dans un lointain, la formule est bizarre, il faudrait dire marcher vers le lointain. Et pourtant non, rien à voir avec une direction, plutôt avec l’idée qu’on s’éloigne mais sans qu’on puisse dire de combien. Être abandonné dans le temps, et découvrir son espace. C’est le contraire de l’illusion qu’ailleurs c’est mieux. On ne change pas ce qu’il y a dans sa tête en changeant de lieu. Pour qu’un changement se produise, il faut l’apparition d’un temps hors du quotidien, et se tenir en face comme face aux toiles, à la parallèle. Marcher dans un lointain, être libre de la distance que l’on prend avec le monde des objets. Rien n’est plus juste pour comprendre la phrase de Asse : « Avec le bleu, je franchis le format. »

Pour arriver à ce bleu, à ces déserts, à cette abstraction sans géométrie, « fausse géométrie » dit-elle, il ne faut pas croire que la Dame en bleu eut été déconnectée du monde, à l’abri de sa bulle contemplative. Après avoir intégré les F.F.I, elle s’engage spontanément, pendant la seconde guerre mondiale, comme conductrice-ambulancière dans la 2e Division Blindée, puis la 1re D.B. de la Première armée, de l’Afrique à Terezin. C’est là qu’elle découvre le baraquement aux murs noirâtres et la paillasse retournée de Desnos, mort quelques jours plus tôt. Que l’étude de Chardin lui ait appris à composer, qu’elle aimât Cézanne, adorât Braque, qu’elle trouvât dans Matisse l’art suprême, et Picasso la haute voltige d’un virtuose, la contemplative est une combattante qui connaît l’inquiétude, mais pas la peur. Ceux qui partent au désert n’y vont pas en vacances, comme d’autres dans la Vallée de la Mort, mais pour guérir la vue de ses aveuglements. Le désert est comme la peinture et la guerre, il interrompt, d’une ligne simple et fébrile, les faux-semblants. C’est peut-être le sens du mot « besoin » dans lequel flotte la syllabe –soin. Prendre soin à ne pas être dévoré par les illusions du monde et de l’art. C’est aussi cela marcher dans le lointain. Nécessité de prendre soin d’un art qui tient la distance entre l’œil et ce qui exprime l’intérieur. Ni trop près ni trop loin, ni trop jeune ni trop vieux. Une distance qui n’est pas un écart mesurable, mais qui définit exactement ce que peut un peintre : comment il s’arrange pour peindre tout près ce qui est loin. Comment un peintre ramène ça dans le visible et sans figure ?

Être au combat signifie qu’on n’est pas hors du monde. Etre libre d’aller au désert signifie qu’on ne cède rien de soi au monde. Loin d’être un paradoxe, c’est l’évidence tombée sur mon ami. Comme dit Montaigne : « Il faut se prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi-même. » C’est la même chose quand on fait de la critique, libre au combat : Mieux vaut se taire qu’interpréter, parce qu’aussi près qu’on s’approche, on est toujours loin.

Corinne Rondeau

 

 

 

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Geneviève Asse

Musée des Beaux-Arts de Lyon (69)
jusqu’au 21 septembre 2015