Genet au Fort Saint-Jean, Marseille – Corinne Rondeau

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1937. Photographie de l’administration pénitentiaire. Cheveux noirs, lèvre supérieure plus épaisse, yeux tristes et cernés, iris noir, mal rasé, Genet à l’air d’un ragazzo à la Pasolini. Pas très loin, les lettres déchirantes de sa mère, Camille Gabrielle, adressées à l’assistance publique dont il n’eut jamais connaissance, lui qui toute sa vie pensa avoir été abandonné sans amour. Et si on n’aime pas s’asseoir sur les certitudes d’une cause qui expliquerait tout d’une vie, disons que le manque suffit à dessiner le cercle où elle tourne… tant que ce n’est pas à vide.

C’est en effet à travers cette méconnaissance que nous sommes invités à comprendre la vie de l’écrivain, plus tard celle du militant qui s’exposa, depuis cette « condition d’enfant naturellement humilié », et sa disposition à aimer les mauvais garçons, à l’être avec l’impossibilité d’échapper à la trahison, trait de l’obscure humanité par laquelle s’exaspère l’atavisme du voleur et de son âme : « Ce goût de la solitude étant le signe de mon orgueil, et l’orgueil la manifestation de ma force, son usage, et la preuve de cette force. Car j’aurai brisé les liens les plus solides du monde : les liens de l’amour. Et quel amour ne me faut-il pas où je puiserai assez de vigueur pour le détruire. […] Voler des soldats c’était trahir car je rompais les liens d’amour m’unissant au soldat volé. » Le propre de l’amour de l’auteur du Journal du voleur, roman qui débute dans la misère en Espagne et le révèle au monde littéraire, est celui de la trahison, sa honte et sa vitalité, prise dans le creuset de l’enfant abandonné.

Comment ne pas comprendre alors les trois entrées de l’exposition, seulement 300 m², dont la pénombre et les points lumineux rythment la lecture des manuscrits, lettres, tapuscrits, l’écoute, et le visionnage des témoignages dans  un éclatement de cimaises pareil aux quatre murs d’une cellule qu’on aurait fait exploser. Au centre de cette scénographie simple trône L’Homme qui marche de Giacometti, le seul homme que Genet admira jamais, et qui rappelle qu’il ne fut pas seulement en mouvement, à la limite du spasme, et sans domicile fixe, mais une géographie, celle des conflits de son temps et de ses amours.

Trois entrées, trois œuvres en trois temps, Journal du voleur (1949), Les Paravents (1961), Un captif amoureux (posthume, 1986). Espagne, Algérie, Moyen-Orient. L’exposition, 300 m² intensifs, impose la concentration et la durée nécessaires au déploiement de la vie de Genet, l’enfance vissée au corps d’un homme au visage peu aimable et au regard intense. Peut-être ont-ils pesé sur le diagnostic de débile et d’instable dès l’âge de quinze ans. C’est toujours de l’enfance qu’on apprend ce qu’est l’injustice, et devenir adulte est alors le choix à mener ou non le combat contre ces premières nourritures que furent l’humiliation et la honte. Elles poussent l’écriture et jettent Genet dans les causes et les maltraitances de son temps, indifféremment pourrait-on dire, du Black Power aux Palestiniens, quitte à devenir cible et objet de scandale. Premier européen à entrer dans le camp de Chatila, la vue des cadavres le rend fou, et la première et dernière image sera celle d’enfants morts. C’est en 1983 qu’il écrit Quatre heures à Chatila, texte bref, le seul publié entre 1961 et 1986. Puis Un captif amoureux, roman posthume écrit pendant vingt-cinq ans, lui qui écrivait un roman en trois mois. Être à l’endroit de la rage, et prendre position au cœur de la honte, de la lutte des noirs américains à la cause de l’OLP. Manière aussi de nous demander 30 ans après sa mort où nous en sommes de sa lecture, du scandale littéraire, de la confusion du mot politique. C’est avec Les Paravents (1961) que l’évidence cristallise, deuxième entrée de l’exposition, que Jean-Louis Barrault, alors directeur de l’Odéon, finit par accepter en 1966, dans une mise en scène de Roger Blin, jamais remonté avant Chéreau aux Amandiers de Nanterre en 1983. Sur fond d’histoire de guerre d’Algérie et de colonialisme, la pièce agite extrême droite et extrême gauche qui se molestent devant le théâtre, entre les cordons de sécurité. Ce n’est qu’un prétexte pour échauffer les esprits car la pièce n’a rien de politique. Comme l’évoque Barrault dans un entretien, avec une élégance et une intelligence à faire pâlir la bêtise contemporaine, il s’agit du « jeu de la misère et de la mort. » Même les services de renseignements généraux, dont on lit les rapports pour la première fois, ne s’y sont pas trompés, à faire pâlir la critique bien-pensante qui s’est enflammée sur des prétextes plus que sur le texte : « Inspirée de la guerre d’Algérie, elle (la pièce) retrace l’éternelle destinée des hommes déchirés et réunis par la haine, l’amour et la mort ainsi que le drame colonial de l’armée. » Sans doute la misère est-elle un enjeu du politique, elle ne suppose cependant pas d’être un argument idéologique pour faire de la politique le jeu prosaïque du bien et du mal. Ce qui est sur une scène de théâtre ne peut se confondre avec la réalité ou « le malentendu et l’atrocité des guerres ». Barrault ajoute, le théâtre est « un état indépendant qui devrait être reconnu par l’ONU », 100 m²  de liberté absolue.

Dans l’enchevêtrement d’une vie d’homme et d’une enfance humiliée, Genet a défendu une radicalité certaine, scandaleuse sans aucun doute, celle qui l’a conduit à détruire les liens d’amour de se trouver toujours pris par la détestation du monde social qui lui fit aimer la prison, les voleurs et les soldats volés. Affaibli par un cancer de la gorge on le retrouve devant l’objectif de la caméra d’Antoine Bourseiller en 1981, d’une voix qui trahit la maladie, il évoque sa jeunesse à la colonie agricole de Mettray où le tribunal de première instance de Meaux le place jusqu’à la majorité, et boucle la boucle depuis les lettres de sa mère : « Ma vie s’achève à peu près. J’ai soixante et onze ans et vous avez devant vous ce qui reste de tout ça, de mon histoire et de ma géographie. Rien de plus. Ce n’était pas grand-chose. » Combien d’enfant ont-ils été châtrés de leur poésie, et le mot réinsérer n’est-il pas un outrage ? Combien de fugues, de régiments, de bordels, de pays, de chambres d’hôtel qui forment une œuvre dont la langue grossière est à l’égal de ses élans lyriques. À l’image de sa mort, seul dans une chambre d’hôtel, tel qu’en lui même, du fond de sa solitude, de sa dernière force d’orgueil, celle d’un enfant abandonné qui a appris sans ménagement qu’il n’y a pas de justice sans injustice. Rien de plus.

Corinne Rondeau

 

 

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Mucem – Marseille (13)
Fort Saint-Jean
Jean Genet, l’échappée belle
jusqu’au 18 juillet 2016