Francesca Woodman, Fondation Henri Cartier-Bresson – Corinne Rondeau

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Un ange passe

Francesca Woodman a treize ans lorsqu’elle se photographie en 1972. Assise, le bras droit sur un accoudoir, la main tombe au bout d’un poignet souple avec la grâce d’un Botticelli. Quant à son visage, impossible de le voir. En choisissant de tourner la tête, elle n’offre que sa chevelure. Du bras gauche, elle tient une baguette qui se perd dans un flou en se rapprochant de l’objectif, sans doute pour déclencher l’obturateur. De ce tout premier cliché, l’espace entre son corps et notre regard est soumis à une distance indécise et une identification refusée. Manière de brouiller la vision, et d’empêcher le sujet d’être un objet, même capturé dans une pose et un effet artistique.

Son corps, le plus souvent nu, aime se retrouver dans des demeures abandonnées aux tapisseries délabrées, se mettre dans la lumière des fenêtres ou le contre-jour. Elle le triture, l’agrémente de pinces à linge, de morceaux de verre, de miroirs, le place derrière du papier, parfois une image, tel son visage devenu masque. Elle le montre, le dissimule, le fait sauter en l’air, lui donne la pose ou le libère avec une agitation que les flous ne calment jamais.

Artiste à la jeunesse extrême et flamboyante d’un Rimbaud, ses étranges mises en scène photographiques exposent un corps dans des états que rien ne semblent pouvoir arrêter, pas même la pesanteur. Si flous et nudité sont récurrents, c’est la figure de l’ange qui hante sa brève production. L’ange se retrouve partout, dans les formes, les titres, et la vie même de Francesca Woodman, qui s’est suicidée en 1981. C’est la lecture que propose Anna Tellgren, commissaire de l’exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson.

D’être porteur de lumière et de message, l’ange est la médiation entre deux mondes, terrestre et divin, et la photographie le meilleur attribut de ce mélange d’être et de non-être. L’usage du flou est une fièvre, le corps ayant décidé d’échapper à la capture. Un comble pour qui utilise la photographie. L’énergie vive et le trouble de l’image deviennent tout autre chose qu’une banale icône photographique, rien à voir avec des traces ou des ombres du passé. N’écrit-elle pas, « je pourrais bien me situer dans cette étrange géométrie du temps ». Ses traces ne sont pas des ombres obscures, ni l’entrebâillement mystérieux sur un autre monde. L’ange est d’abord une ombre claire, tout comme sa peau, d’une incroyable blancheur, capable d’absorber toute la lumière, et les quelques vêtements qu’elle porte, la plupart du temps, blancs. À force de regarder ses images, on a la sensation que Francesca Woodman est passée de l’autre côté bien avant l’heure. Il existe des êtres pour qui le corps est la première prison, et l’art, le moyen de négocier avec une issue. À force d’être confronté aux flous, on se dit que la photographie était pour elle le moyen de renverser la capture du mouvement en subversion de l’arrêt. Image rêvée d’une réalité, proche de l’explosante-fixe du surréalisme. La traînée de l’ombre claire n’est rien qu’une échappée à même la fixation.

Dans une vidéo des Selected Video Works (1976-1978), on entend d’abord le bruit de gouttes tombées sur le sol, puis un débit plus fort montre l’eau qui s’épanche dans le coin sale d’une pièce. La caméra opère un mouvement vers une flaque entre les jambes, où brille un point lumineux. Mais plutôt que d’y voir le jeu de ce qui tombe – la lumière dans l’eau – et de ce qui se lève – la vision d’une image­ de lumière –, c’est le dessin d’un V, des pieds vers l’entrejambe. Ce V est l’autre image de l’ange. Il se manifeste comme une géométrisation du corps et de la vision, semblable à la dimension angulaire de la perspective. Série On being an angel (1976), bouche ouverte, buste renversé, triangulation de la peau dont la blancheur se détache de l’image. Façon économe de produire par contraste, son envol sur la vision. Série From Angel (1977), deux pans de papiers blancs suspendus tels deux ailes, pendant qu’elle saute, vêtue simplement d’une jupe blanche. Untitled (1977-1978), accrochée au chambranle d’une porte, à la manière d’un crucifié. Zig Zag Study (1980), ligne d’encre en zigzag liant treize images réalisées avec la technique de la diazotypie, de fragments de corps en drapés de cariatides, pour une tentative de reconstitution d’une façade de temple grec. On pense à une autre américaine, Isadora Duncan, qui avait extrait de l’étude des reliefs de l’Antique la danse moderne, afin de « s’élancer vers le futur ». S’il y a élan chez Francesca Woodman, c’est pour mieux s’arracher de l’image après s’y être entièrement rendue sensible.

Reviennent souvent des tapisseries délabrées derrière lesquelles elle se place, tel un trompe-l’œil, ou l’idéal d’un corps qui cherche à perdre son épaisseur dans la fusion de la figure et du fond. Dans une autre vidéo, on la voit déchirer un lé de papier blanc après y avoir écrit son prénom. Un prénom est porteur du genre. Le déchirant, elle met l’être à nu qui a pour tout éclat la présence étrange de ceux qui ont conscience d’être de passage. L’être mis à nu n’est donc pas la monstration d’une nudité. Et le flou devient la trace et la capture du passage, le devenir ange. La critique s’est posée la question d’une interprétation féministe. On est bien embêté avec celle-ci, d’autant que Francesca Woodman n’a laissé aucune indication. Embêté encore, parce que déchirer papier et prénom est une façon de dépouiller le corps de toute contingence, avec des moyens d’une extrême simplicité.

Et puisqu’elle meurt si jeune, on peut se mettre à rêver du message de l’ange : les corps sont des images. Mais ce n’est pas tout. Dans la première photographie de la série Space2, un crâne d’animal dans un cube de verre, sur l’un de ces côtés, elle y écrase sa joue. Suivent des clichés où le corps agité a pris la place du crâne. La tendance de l’espace chez Francesca Woodman n’est pas que lieu désaffecté, il est claustrophobique, ajoutant que les corps sont des images… qui cherchent à sortir d’elles-mêmes, comme le corps de l’espace. Chose qui n’arrive jamais, sauf quand on meurt, sauf quand l’art se met en quête de le montrer. Si l’ange fixe et révèle l’image, la sortie du corps emporte une contrepartie : s’envoler avec lui.

Corinne Rondeau

 

Woodman
Fondation Henri Cartier-Bresson – Paris

Francesca Woodman
On Being an Angel
11 mai – 31 juillet 2016