Exposition Suzanne Lafont à Carré d’Art, Nîmes – Corinne Rondeau

 

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Suzanne Lafont, la photographie en jeu de go

Situations est une curieuse et hiératique exposition. L’accrochage est d’une très grande élégance, rigoureux dans les espacements, multiple dans ses propositions. Les photographies semblent relever de l’insistance d’une question post-spinoziste – Que peut un corps ? – Que peut la photographie, lorsqu’elle n’est ni plasticienne ni documentaire, selon les deux qualités dominantes du médium ? Photographier des corps dont l’expérience proposée à la représentation refuse de figer ce qu’ils sont et font est déjà une réponse. Mais au delà de celle-ci, que peut-on dire ?

On l’aura compris, Suzanne Lafont est photographe. Cependant, ses images ne cessent d’indexer son attachement au langage et à la fiction : on trouve des mots pour légender les images, façon de les raccorder à la réalité ; un livre ouvert dont on ne peut pas y lire grand-chose, la lumière donne à la page un aspect métallique, façon de déplacer le temps de lire à celui de voir ; des références à l’art, General Idea, la grille moderniste version minimaliste ; des références culturelles de la série Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost à la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le mystère de Marie Roget. Tout cela conduisant l’esprit à une déroute, malgré un accrochage au cordeau, façon d’engager un suspens.

Qu’est-ce qui se passe ? Où ça se trouve ? Voilà deux questions auxquelles on reste arrimé, avant d’être convaincu que quelque chose, une énigme ou un vide, est à l’origine des actions photographiées, des images légendées, des significations supposées, et comble de notre étonnement, de leur transfert et de leur repositionnement possibles. En somme pour trouver l’image qui exprime au mieux Situations, on serait tenter d’utiliser celle d’un dictionnaire qui aurait perdu son ordre alphabétique, ou l’histoire d’un crime sans cadavre. Pour le coup, la situation du spectateur est malaisée. Ses habitudes de fouilles, d’extractions des profondeurs imaginaires et intellectuelles, ou son plaisir du contentement immédiat devant des tombereaux de séduction sont anéantis. Malaisée encore de ne pas trouver une logique d’enchaînements comme si on avait jeté du centième étage les preuves d’un secret dont on ignore tout, ou laissé un logiciel organiser de façon aléatoire le montage d’un film. La situation du critique n’est pas plus confortable parce qu’il semble comprendre qu’un vide a damé le pion, tel un agencement spatial et rythmique organisé par une soustraction. Un peu comme si le point de vue était délogé du corps, à la manière d’un Merleau-Ponty : se rendre présent à une certaine absence.

Ni photographie sous forme de tableau, ni restitution de la réalité. Finalement c’est mettre en scène la potentialité de la photographie elle-même sur les cimaises du musée, comme un territoire soumis à une combinatoire, pareil au jeu de go. C’est à Leibniz qu’on doit les premiers commentaires de ce jeu chinois. Si les échecs consistent à prendre des pièces, le jeu de go consiste à isoler, neutraliser, inactiver. C’est la condition même de la combinatoire et de l’élaboration d’un certain type de relation de celle-ci. En définitive, ce qu’on trouve est ce qu’on cherche. Faute de l’avoir trouvé/cherché, car il faut se convaincre qu’il n’y a rien à trouver, une chose est certaine : c’est toujours ce qui manque qui nous fait entrer dans une intrigue de la vision. Pour le coup, l’énigme ou le vide selon qu’on a ou pas l’esprit romantique — ça peut avoir son importance — conduit à remarquer les espacements entre les photographies sur les murs et ceux intégrés aux photographies elles-mêmes. C’est là qu’on n’échappe pas au mot qui architecture le monde de Suzanne Lafont, Intervalle.

Pour le coup, l’ambition du travail est une puissance de l’intervalle dont relève l’accrochage lui-même. Qu’on observe le coin d’un cadre à quelques millimètres de celui d’une photographie collée à même le mur, le bruit d’une cuillère d’argent semble tinter sur du cristal mettant le spectateur à l’arrêt. Ou celui d’un tison dans l’âtre d’une cheminée, lorsque, dans la dernière salle, une inscription « on annonce une série de conférences » l’accueille, agrémentée de plantes vertes et d’une série photographique de chaises dans tous leurs états. Après tout, ce qui est annoncé c’est le visiteur lui-même… ce qui nous soulage d’une conférence à venir ! Mais avec une manière si distinguée de lui faire signe, d’un geste incompréhensible qui l’indexe, qu’il saisit que son tour est arrivé. À lui de prendre les blancs, les espaces entre. De faire intervalle. Car l’espace et le temps sont corrélatifs de son aptitude à prendre sa mesure propre : rien de plus ni d’autre que sa performance, et son énigme mêmes.

Corinne Rondeau

 

 

Suzanne Lafont
Situations
Carré d’Art – Musée d’art contemporain, Nîmes (30)
6 février – 26 avril 2015

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