« En décembre 2009, je rencontrai Chantal Akerman chez elle » – Corinne Rondeau


Promesse

En décembre 2009, je rencontrai Chantal Akerman chez elle. Je voulais qu’elle me parle de son exposition Maniac Summer à la galerie Marian Goodman. Avant de commencer l’entretien, elle fit un thé noir, la moitié du paquet y passa : « Vous l’aimez fort ? »
Il était imbuvable.

Elle parlait.
Quelques mois plus tôt, elle s’était filmée en sortant d’une clinique psychiatrique, « bord-cadre, je me suis filmée comme ça, sans narcissisme ». Elle voulait d’un « film sans sujet », pour être quelque part en face des choses, et ajouta « peut-être je ferai des films sans sujet, plus tard ».

J’écoute l’enregistrement, sa voix n’a pas d’âge, elle a une certaine énergie, des variations proches de Delphine Seyrig, que son corps n’a pas laissé dans mon souvenir.
Je me souviens qu’elle était inquiète, se déplaçait beaucoup, attendait l’appel d’une femme.

On est face à face de part et d’autre du plan de sa cuisine américaine. Elle m’écoute, moi trop longue à poser la question, elle s’engage, comme on fait un tacle.
Le début c’est l’idolâtrie des images de notre époque, celles qui font dire « je n’ai pas vu le temps passer », celles de notre culture qui met toutes les images au même niveau, « Mona Lisa est comme Donald Duck, y a plus de culture ».
Je la tire vers le sous-sol, la « cave » comme elle l’appelle.
Images projetées sur trois des murs. Dos collé au quatrième, on regarde l’étrange manège de sa vie chez elle.
Elle mange face caméra, disparaît, réapparaît, écoute la radio. Puis caméra à la fenêtre de chez une amie, des jardins, des gens, des enfants : « Les images de l’Eden » qui servent de matrice à ce qu’elle nomme le « film orphelin ».
Au bout d’une série d’images, après leur multiplication du noir et blanc à la couleur, de la couleur au  noir et blanc, recadrées changeant le grain de l’image, une image solarisée tombe du mur, littéralement.
C’était pour cette image que j’étais là.
Une image qui prenait feu et qui tombait.
« Des images de l’Eden entourées d’Hiroshima. »

Je lui parle de Beckett, ça lui plaît. Je lui dis « vous vous acharnez à épuiser l’image. »
Je voulais comprendre l’effacement de l’Eden, l’effondrement de l’image, comprendre une question que je me posais, où vont les images ?
« Quand les images chutent, quand les corps disparaissent, qu’est-ce qui reste ? »
« L’ombre des images, des traces de notre monde […] Avec très, très peu, le moins de choses possibles, on peut parler ou montrer, c’est la même chose, c’est permettre aux gens de sentir d’où ils viennent. »

Entre mes questions entêtées et ses réponses pleines d’elle, je tourne depuis autour de cette question de la destination des images. Avec l’enthousiasme certain du « très, très peu », condition, partagée en face à face, que tout peut recommencer.

Avant-dernière question :
« Quel est votre rapport à l’art contemporain ? »
Elle, d’une voix rieuse.
« Aucun. Mais, je connaissais Richard Serra, en 1971-1972, quand j’habitais New York. Par bonheur, je faisais partie de ce groupe expérimental américain qui n’avait AUCUNE résonance, RIEN, mais on était 500 personnes qui allions voir ce que faisaient les uns les autres. Il y avait une générosité… les danseurs allaient voir les peintres, les peintres les danseurs, les sculpteurs les danseurs et les peintres, et les gens de théâtre les danseurs… pas de séparation comme aujourd’hui, NON on était tous des artistes. »

Quand je lui demande si elle veut ajouter quelque chose, elle répond « Non, on va fumer ! », on entend un sourire dans sa voix.

En partant, je lui avais promis d’écrire un texte sur Maniac Summer, sur son acharnement à suivre les frontières depuis des fenêtres, à attendre le moment de sortir de chez soi et qu’on ne peut pas comme dans Là-bas. Ce truc entêtant à sentir, comment sort-on de l’espace ?
Film orphelin est passé tout entier de l’autre côté. Reste No Home Movie, son dernier film, présenté à Locarno en août dernier.
Tout peut recommencer, suffit d’une ombre sur un mur — d’images sur un écran — et de passer du temps avec elles, pour sentir jusqu’où chacun de nous peut aller.

 

Corinne Rondeau