Dans la nuit noire de nos confinements sanitaires… – Marie Reverdy

Ode aux marins perdus, aux mécanos oubliés… Izzotopie amoureuse…

 

 

C’est à la croisée des chemins des Aygalades que tout a commencé, dans un mouvement isotope entre dramaturgie et réalité.

Bien sûr, le projet du Train Bleu n’aura pas lieu… Il devait porter sur « Les Marins Perdus » de Jean-Claude Izzo et associer les étudiants de la FAI-AR à ceux de l’ERACM *. Nous avons travaillé à une géographie urbaine, une dramaturgie d’espace public, une scénographie de la perte, de l’errance… FAI-AR, lecture, rencontre, grippe et fièvre, heureuse désinvolture des tisanes, dolipranes et vitamines, dans la cuisine commune… Dans le bruit tellurique de la Cité des arts de la rue, dans les nuits blanches de discussions poétiques, dans les patios balayés par les vents de l’autoroute et de la mer, évoquant le fourmillement invisible de nos espaces publics, semi-publics, fermés au public… En pleine fièvre… Temps 1 du travail…

Et comme toujours, dans l’exercice dramaturgique, la réalité vient rencontrer l’immersion artistique comme une immense claque qui serait donnée aux velléités de certitudes…

Manque de clope, pluie fine, je quitte la FAI-AR pour descendre au premier carrefour, dans un bar-pmu-tabac :

–  Un paquet d’Interval Feuille Blanche s’il vous plait.
–  Cela fait 13 euros.
–  Putain le prix du tabac ! Je paye en carte.
–  C’est à partir de 15 euros…

Coup d’œil autour de moi…

–  Je peux prendre un ballon de rouge ?
–  Bien sûr. Sans contact ?
–  Oui

Au comptoir, nous sommes deux femmes, moi et elle, talons aiguilles, belle, buvant sa énième vodka. Il est 18H30 à peine… C’est sa tournée, la dernière, elle est bourrée… Elle boit cul sec, me regarde en biais, me sourit puis s’en va. Je bois mon deuxième verre… Le vin est vraiment dégueulasse « pourtant c’est un Corbières ! » Oui, sûrement, mais c’est surtout un cubi qui n’a plus d’âge ! J’ai l’impression de boire une liqueur, épaisse et vinaigrée. On me propose de passer au rosé, plus local et plus correct. C’est la troisième tournée, offerte par José, ouvrier portugais qui ne parle pas un mot de français. Les remerciements se font par un mouvement de tête, le verre levé, puis par une gorgée suivie d’un sourire. On fume au comptoir… La musique est presque assourdissante… A ma droite, il est là… Il travaille sur les bateaux, m’a-t-il dit, « marin », me dis-je… Pour lui c’est Ricard. C’est à lui que je rends la tournée que je lui dois à elle… Un quatrième verre de vin… Il a une cicatrice entre les deux sourcils, sur les replis du signe du lion, et le regard comme un océan de larmes…

–  A ton avis, comment je m’appelle ?
–  Lazare !

J’ai répondu du tac au tac. Je crois que j’ai senti, en lui, l’outre-tombe et la résurrection… Son sourire en a dit long sur le secret que je venais de percer, visiblement… Il faut croire… que tout ce qui se passe dedans remonte à la surface… Perdu pour le prénom, gagné pour le symbole !

France, Canada, Afrique, nous parlons de nos enfances et de nos voyages… A demi-mot. Il est mécanicien à bord des bateaux, il travaille dans l’immensité des moteurs, dans l’air irrespirable des nouvelles galères…. Sixième, septième verre, tournée du patron… Mon voisin de gauche pointe nos visages dans le miroir : « il y a peu, on faisait peur. Maintenant nous sommes parfaits ! » Oui, c’est vrai, nous sommes parfaits…

J’ai besoin d’aller aux toilettes, ça sent l’urine et la javel, il n’y a plus de lumière, c’est l’ouvrier portugais qui me tient la porte, dans l’élégance et la pudeur des enfants-princes. Merci ! Je traverse le bar en sens inverse, les vieux grattent méthodiquement des black jack, musique, danse, alcool euphorique, alcool triste, clope sur clope…

Je titube un peu, je reviens près de lui, il est temps que je rentre… Il froisse sa cicatrice et son signe du lion :

–  Je ne suis pas loin, si tu veux je te ramène
–  Je ne suis pas loin, je peux rentrer à pied
–  Si tu veux je te ramène
–  D’accord…

Nous quittons le bar, grimpons la pente raide du chemin des Aygalades et arrivons devant la grille de la Cité des arts de la rue…

–  Nom, prénom, où dormez-vous ?
–  A la FAI-AR.

La barrière de la Cité s’ouvre, le gardien nous salue de la tête. Dans la cuisine commune l’air est moite, il fait chaud, nous partageons une tisane, nous discutons à 2, 3, 4 puis à 5, 6.

–  On travaille sur Izzo et Les Marins Perdus, mais on ne sait pas trop par quel bout le prendre, ni ce qu’on peut en faire…
–  Ouais, en fait c’est carrément chiant à lire. Dans son bouquin, Marseille ressemble à une carte postale, à une série de clichés, il manque plus que la bouillabaisse !
–  Les personnages sont des stéréotypes vulgaires de marins alcooliques et de Pénélopes prostituées ! Les hommes sont bêtes et cruels, les femmes sont putes et soumises. C’est violent tellement c’est con !
–  Ouais… Insupportable !

(Au moins, ça a le mérite d’être clair…)

Il fait froid dehors, l’autoroute bourdonne encore, il est temps d’aller dormir… Je le raccompagne à la barrière, près du gardien.

Nous plongeons dans la nuit, marchons dans l’air glacial, à l’aveugle. « Tu sais, en ce moment, je suis un peu perdu » me dit-il… La réalité rattrape la fiction. Un peu marin, un peu perdu, je le regarde… Il a le nez aquilin, le front large, il a froid, je déploie un pan de mon écharpe et l’enroule autour de son cou :
« Prends soin de toi… » lui dis-je… Puis l’obscurité s’est mise à peser de tout son poids sur nos épaules, et nous nous sommes dissous, dans les effluves noirs de la nuit froide…

On se revoit, bien sûr, irrépressiblement… Dans la chambre confinée de la Cité déserte, aux murs de parpaing, les cheveux déployés en boucles brunes du fin fond des âges… Je comprends Marseille… Il défait ses cheveux et le monde entier, la mémoire, l’avenir, tombent par paquets à ses pieds : les Maures, les Aurunques, les Herniques, les Etrusques, les Falisques, les Gaulois, les Romains, les Grecs, les Perses, Xerxès, la lignée de Charlemagne, la mort des Cathares, Scipion l’Africain, les pharaons noirs, les plaines d’Harar… Je pense à Baudelaire, « Extase… Pour peupler ce soir l’alcôve obscure des souvenirs dormants dans cette chevelure, je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir… »

Leçon n°1 de dramaturgie fondamentale : le geste d’écriture naît du désir… et c’est ce qu’il nous faut absolument rejoindre… Il me reste le souvenir d’un parfum, la géographie intime de son corps labouré par la pénibilité du travail invisible, et cette voix au creux de mon oreille, aux accents de Reims, d’Afrique et de Marseille…

Si la littérature, comme nous l’enseigne Jean-Marie Schaeffer, est un réactivateur de mimèmes, il devient alors un devoir littéraire d’avoir, à défaut d’une belle vie, au moins de belles expériences… Pour pouvoir lire, écrire… Alors je préfère à la pauvreté de certains livres, la force d’une certaine réalité… Aux marins perdus, les mécanos oubliés ; aux corps violents, les corps labourés… Aux femmes soumises et blessées, les femmes en talons aiguilles, bas résille, qui savent partir seules avant d’être bourrées… Celles qui offrent leur tournée à la première inconnue qui s’installe au comptoir, celles qui ouvrent la voie aux autres femmes, frayant un sentier au milieu des marins perdus, des enfants-ouvriers, des vieillards abattus, des mécanos oubliés…

Dans le confinement de la quarantaine, de mes souvenirs, et de notre relation épistolaire… « J’espère que tu es bien rentré à Marseille. Tu me manques déjà… Je tremble, je tousse, j’ai de la fièvre… Prends soin de toi ! »

 

Marie Reverdy
Pour Clovis Sevean, rencontré le 13 février 2020 à Marseille aux Aygalades

 

 

* Le projet du Train Bleu devait porter sur « Les Marins Perdus » de Jean-Claude Izzo et associer les étudiants de la FAI-AR (Formation Supérieure d’Art en Espace Public / Cité des arts de la rue – Aygalades) et les étudiants de l’ERACM (Ecole Régionale d’Acteurs de Cannes à Marseille).
Il s’agissait de proposer « une ballade théâtrale » allant du quartier Joliette-Arenc jusqu’au Vieux-Port, prévue à Marseille l’après-midi du 16 mai.