Cher Jérôme Zonder, J’ai vu votre exposition à la maison rouge, Fatum, et il m’est arrivé quelque chose à l’origine de cette lettre.

 

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Cher Jérôme Zonder,

 

J’ai vu votre exposition à la maison rouge, Fatum, et il m’est arrivé quelque chose à l’origine de cette lettre.

Alors que la scénographie ouvre très vite l’espace à une subjectivité visuellement douloureuse, un homme ouvre son crâne, l’un des premiers grands formats est votre autoportrait. Ni une ni deux, j’étais dans votre cerveau, le parcours tout en circonvolutions l’affirmait, salle après salle. Vous avez le trait méticuleux, terriblement précis. Je me suis penchée à plusieurs reprises de très près sur vos dessins, je n’y ai pas vu que de la technique, j’ai senti de l’absorption. Dessiner est sans doute la pratique par laquelle on s’enfonce le plus dans les méandres de la pensée, au point qu’elle relève d’un danger quasi permanent. Le trait devient cette profondeur d’où la nécessité de connaître les abysses, — Connaissance par les gouffres selon Michaux, ou l’expérience du gouffre selon Fondane à propos de Baudelaire, son dernier livre, sauvé in extremis du camp de Drancy avant sa déportation à Auschwitz. Votre pensée a la pesanteur du corps. On la retrouve nouée à un inquiétant imaginaire dont la violence ne peut être évitée. Scènes avec enfants qui tiennent des armes notamment, et dont les membres n’ont pas de fébrilité, c’est une main, un bras d’adulte, des signes pornographiques, des croix gammées. Le grand spectacle dont aucune bonne pensée n’a pu venir enrayer la profusion et la dérive. Les bonnes intentions ne valent pas grand chose, et les mauvaises nous coûtent très chers. Vous avez sans doute raison de mettre dans vos dessins la culture de notre monde contemporain, la violence physique et symbolique. Cela avec une image hyperréaliste, l’image la forme la plus dominante de la culture mondiale. Et je tiens pour nécessaire le scandale tel que Pasolini l’évoquait dans son ultime entretien télévisuel : scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir et le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste.

Il y a des masques, des poupées, des pantins de l’histoire. Et cette enfance-là semble dire qu’elle a perdu pour toujours son innocence. J’aime penser que l’innocence est une énergie qui ne suppose pas d’être un bon élève, mais entièrement inconnue et tendue vers une rencontre. Je ne peux guère vous faire le reproche d’avoir choisi le choc, avec des nerfs irrigués par des gestes irrémédiables lorsqu’une lame se pose sur un cou d’enfant. Vous êtes dans votre œuvre avec beaucoup de risque, de labeur et de sincérité, jusqu’à l’excès, il est vrai. Et la scénographie s’impose comme un parcours au fil du rasoir, … jusqu’à ce que votre imaginaire rencontre des images documentaires que vous allez reproduire. C’est là que la scénographie est venue couper mon regard, comme la lame l’œil d’Un Chien Andalou de Bunuel et Dali. Alors que j’entre dans un couloir, je reconnais immédiatement au fond une photo prise en cachette d’une femme dans un camp d’extermination. Je ne comprends pas vraiment la raison d’être du dessin, sinon pour soutenir l’idée que l’inimaginable n’interdit en rien l’imaginable. Comment aller contre cela ? Cependant si vos dessins précédents l’assument, la reproduction de la photographie change, du tout au tout, la nature de ce dessin et par voie de conséquence ceux qui précèdent. Le transfert au dessin me semble inadéquat a priori, car d’un coup le document disparaît, et l’agrandissement du format qui impose une sorte de flou implique pour ceux qui ne connaissent pas l’image de passer tout à fait à côté. Il faut donc prendre, pour les plus curieux, la plaquette explicative donnée au début de l’exposition pour apprendre que cette image fait partie d’une série « Chairs grises ». Le titre m’inquiète. Au bout de ce couloir, une salle montre le reste de la série. Le flou est levé, je ne me suis pas trompée sur l’origine des images. Je quitte la salle, et me retrouve dans un couloir noir, un gardien aidé d’une torche éclaire mon trajet. J’arrive dans une salle et là, je n’ai plus aucun souvenir de l’exposition. La scénographie n’a pas seulement coupé mon regard en deux, elle a fait remonter à ma mémoire le début de l’exposition, j’aimerais dire que le passé les éclaire rétroactivement. J’en suis venue à penser que tout ce que j’avais vu d’un imaginaire inimaginable où l’innocence a été remplacée par la violence n’avait qu’une raison d’être : des images de la Shoah.

Je remontais mentalement le fil de l’expo depuis ce trou noir, et j’appelle refoulement l’effet rétroactif d’une telle autorité de la scénographie. Je ne perds pas de l’esprit qu’il s’origine dans un traumatisme : l’innocence pourrait être pour toujours perdue. Je suis prête à l’admettre, à accueillir votre choix, mais je refuse d’y céder. C’est peut-être toute la résistance que vos dessins me demandaient de fortifier. Or, la scénographie du parcours l’a faite s’effondrer au bout de ce couloir noir.

Au bout de cette lettre, il y a la question obsédante. Pourquoi nous faire penser que l’art est une machine à remonter le temps au lieu même d’un traumatisme plus que d’une histoire, car je n’oublie pas que nous avons commencé par votre autoportrait ? Et pour que vous soyez sûr, à votre tour de ma sincérité, ce couloir noir, empêchant de conclure sur le sens complet de l’exposition, j’aimerais lancer une réflexion. Ce boyau où en avançant je reculais, n’est-il pas notre actualité ? N’avons-nous pas perdu notre présent, qui est peut-être l’autre nom de l’innocence ? Ce temps qui nous lance vers demain sans savoir de quoi il est fait, devons-nous le rendre rétroactif, au point de perdre le chemin par lequel l’art doit nous déplacer. Car rien n’est pire, me semble-t-il, et c’est peut-être ainsi que j’explique mon black-out, la pire histoire n’est-elle pas celle qui fait de nous les pantins d’un destin historique ? Et le présent n’est-il pas le temps qui doit résister à ce destin ?

 

Sincèrement
Corinne Rondeau

 

 

Jérôme Zonder
Fatum
la maison rouge – 10 bd de la Bastille, Paris
19 février – 10 mai 2015