Bleu Akerman
La galerie Marian Goodman présente deux installations vidéo de Chantal Akerman où le temps rencontre le corps, de son reflet à sa disparition : In the Mirror (1971-2007) et NOW (2015).
La première en noir et blanc, seule au rez-de-chaussée. Un extrait de 4’45 mis en boucle d’une durée de 14’ du film L’enfant aimé ou je joue à la femme mariée. Debout presque nue devant son miroir, à voix haute, Claire Wauthion passe en revue l’image de son corps. Sur le mode pérecquien d’une tentative de description, le face-à-face voix-regard démembre l’unité dans le reflet d’une armoire vitrée pour mieux le faire tenir à l’esprit. À entendre deux fois « je suis pâle » entre « j’ai un long cou » et « j’ai les oreilles un peu décollées », la description offre une boucle dans le continuum de la pellicule comme si le corps s’étirait à l’infini. À l’infini aussi la répétition de tous les jours faisant voir les différences d’un corps dans le temps, « j’ai des rides ». Tous les jours devant nous, notre propre image. À chaque fois tenir debout face à cet horizon-là, premier défi au règne du même que le temps, seul, vient déranger car de nous-même et en nous-même, rien n’apparait du monde. Le temps comme l’autre déstabilisant du dehors, et avec lui la fragilité qui est le revers et le sens propre de l’expression « tenir debout ».
Le spectateur pas encore devant la seconde installation au sous-sol est saisi par un magma sonore puissant qui le projette ou le happe de sa lame de fond. Sirènes de police, cris d’hommes affolés, bêlements ou pleurs lointains d’enfant on ne sait pas, chuchotements effrayants et inhumains, airs de musique classique, déflagrations de mitraillettes, pépiements et croassements d’oiseaux, bourdonnements d’insectes, bourrasques de vent, cheval au galop, et tout ce qu’on ne parvient pas à identifier. Là, sortant peu à peu la tête hors de l’eau, on est devant cinq écrans suspendus aux écarts symétriques deux par deux, se resserrant jusqu’au dernier, seul, formant la pointe d’une triangulation. Pointe d’une image plus intensément lumineuse que les quatre autres dont l’horizon bleu du ciel, toujours derrière la terre, joue son écart visuel plus que spatial. Et c’est parce que ce bleu attire autant que le son sidère qu’il faut un certain courage pour s’en approcher en traversant fébrilement le chaos sonore qui n’est rien que le concentré du monde. Courage aussi parce que sur les cinq écrans, presque les mêmes malgré leur couleur poussière, défilent des paysages désertiques, à une vitesse qui provoque le vertige. Paysages sans homme, un tracteur ici, un panneau de signalisation là, filmés en travelling latéral mouvant ou fixe depuis la fenêtre d’un véhicule. De près ou de loin la terre, de loin toujours l’horizon, le soleil parfois aveugle le regard. À toute vitesse à la parallèle de la ligne coupant ciel et terre, de la même façon qu’on voudrait trouver comment en finir ? où finir ? trouver où va le monde plus vite que son chaos, ou bien se fracasser plus vite que lui, c’est-à-dire sans lui. « Sans lui » signifie aussi atteindre son réel propre, qui n’a plus rien à voir avec une image, sa vitesse qui est le mouvement pris dans une fuite. Pour le spectateur c’est tenir debout sans lui, et toutes les images qui donnent l’illusion d’être debout, comme ces deux aquariums lampes décoratives qui se trouvaient déjà au bas d’un plan fixe de 9’30, extrait de son film Tombée de nuit sur Shanghaï destiné à l’installation Maniac Summer.
Plus vite, plus vite, jusqu’à ce qu’un ralenti stoppe le défilement sur un même mur de pierre, deux écrans décalés, d’un côté comme de l’autre, jamais dans le même temps. Le seul face-à-face pourrait-on dire, dur et chaleureux à la fois, il se répète massivement au milieu des boucles courtes d’un montage furtif et serré, attisant vitesse et affolement. Le même défiguré par le chaos des temps où nous vivons. Se tenir debout entre les écrans, déambulant, s’approchant des sources sonores, c’est aussi sentir le monde bouger. Certaines choses s’éloignent, d’autres approchent, il ne tient qu’au marcheur de l’exposition d’arpenter cet ailleurs qui est le reflet du dehors pour sentir peu à peu que le sol se dérobe. C’est alors que de la zone triangulaire et vide qui focalisait plus tôt le regard frontal vers le bleu du ciel toujours derrière, et de derrière aussi se regardent les images suspendues, une pluie fine de gouttelettes de lumière et obscurité fait vibrer le sol.
Tenir debout n’est pas aussi simple qu’on le croie, c’est tenir en équilibre, marcher entre des miroitements. Entre le choc de la déferlante sonore qui vide de tout repère, telle la peur, la grande peur d’exposer son corps à la violence insondable, et l’imagerie décorative du quotidien qui empêche de voir la banalité dans son étrangeté, tel l’aveuglement, il y a le refus du chaos en nous y exposant. Car avant de prendre sa vitesse et d’atteindre le mur, il faut apprendre à marcher sur le lit d’une brillance discrète, sur la pointe de pieds, en équilibre vers le bleu qui fuit, comme le temps qui coule jour et nuit. Apprendre à dire devant le chaos « j’ai le courage de tenir debout ». Dernier défi au règne du même.
Corinne Rondeau
Now
Chantal Akerman
14 septembre – 21 octobre 2017
Galerie Marian Goodman
79 rue du Temple – Paris (3e)