« Bien peu de Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique, bien peu – ou pas – de citations venues de ce texte fondateur… », est-il mentionné dans la feuille de salle, suivi de « De la Démocratie n’est pas un spectacle politique dit Castellucci ». C’est faux. Pas longtemps, certes, mais l’ouvrage et son titre, Democracy in America, sont traités, en générique, le temps bref d’une brillante ouverture.
18 jeunes femmes vêtues d’uniforme – version blanche de la Garde rouge chinoise – et armées de bannière en drapeau sautillent à l’unisson tout en se déplacant, s’évitant, s’entrechoquant telles des lettres de scrabble dans leur sac avant tirage.
Au rythme de la musique et des grelots dont elles sont harnachées, elles trouvent leur place sur deux lignes, les premières s’agenouillant et, toujours dans un tempo militaire, toutes déploient leur bannière. Chaque étendard arborant une lettre, s’écrit alors DEMOCRACY IN AMERICA.
La chorégraphie, d’une rigueur digne d’un opéra révolutionnaire, enchaîne maintes combinaisons faisant apparaître autant d’anagrammes du plus prosélytiste au plus absurde voire dada ; la propagande jouant des mots. Comment ne pas penser à Duchamp, féminisée en Rrose Sélavy, jonglant dans une série d’étranges calembours contrepétriques tel son fameux anémic cinéma alors qu’à l’inverse, ici, tous les rôles, masculins compris, seront tenus par des femmes.
Le meilleur de Castellucci vient d’être donné. Tocqueville, sujet certainement trop vaste et paniquement complexe s’estompe alors, et pour calmer le jeu et les enjeux, s’en suit le désir de commencer par le commencement, nous conter la naissance d’une Nation et de sa morale mais aussi diachroniquement de nous dire ce qu’elle est à ce jour.
Apparaissent les géniteurs de ce Nouveau Monde, premiers pèlerins déracinés de la vieille Europe, paumés et se raccrochant à la seule chose qu’ils aient importée, leur foi en Yahvé, « Celui qui est ». A la fin, tout aussi paumés, les indiens cernés par ces mêmes pionniers n’auront eux aussi que les mots pour s’en sortir. Si toute la pièce – et ses éléments constitutifs – est structurée sur le et les langages, les mots se sont pas les meilleurs outils, sur scène, de Castellucci.
Entre temps, cet énorme « Tout » sera traité en nombre de tableaux où l’auteur-scénographe fait appel à tous les effets déjà travaillés dans ses précédentes pièces. Le plateau devient alors lieu d’apparitions sursacralisées d’images allégoriques mêlant les signes de la High et Low Culture qui font, non plus l’Amérique mais les USA : pêle-mêle de Rothko, de tubular bells ou encore de Rockettes du Radio City Hall en chorus line. Le respectable savoir-faire seul n’arrive à faire éclore la Beauté.
Même s’il est ridicule de comparer l’incomparable, nous pensons toujours aux fascinantes chevelures dévorées par l’effrayante rotor machine de « Go down, Moses », alors que là, pour terminer, la boucle bâclée est bouclée.
Si le générique était exemplaire, l’impossibilité du développement laisserait penser que l’ambition se serait compromise avec la prétention, soit une énorme déception à la dimension de l’admiration que nous portons à l’auteur qu’est Romeo Castellucci.
Jean-Paul Guarino
Democracy in America
Librement inspiré du livre d’Alexis de Tocqueville
Mise en scène, décors, costumes, lumières : Romeo Castellucci
Textes : Claudia Castellucci et Romeo Castellucci
Musique : Scott Gibbons
fut donné au Printemps des Comédiens à Montpellier les 15, 16 et 17 juin 2017