Biennale de Lyon 2024 – Au fond du trou ! par Corinne Rondeau

 

Après Mondes flottants en 2020, le Manifesto of fragility en 2022, voici Les voix des fleuves.
2020 était la dernière Biennale à connaître des conditions budgétaires à la hauteur de l’événement avant les coupes franches des subventions publiques. Conséquences, moins d’artistes et de productions, avec une inscription plus marquée du territoire d’autant que de nouveaux lieux sont sollicités, tout comme une jeune génération d’artistes.
Créée en 1991, la tendance des trois derniers rendez-vous est nette mais sans surprise : entre le monde et nous ça va de moins en moins bien. Après l’héritage baudelairien resucée du moderne fugitif et éphémère mordant dans la pomme de l’anthropocène, fragilité et blessures sont devenues les mamelles de l’art dans une société qui a perdu depuis belle lurette ses avant-gardes nées du capitalisme libéral, de l’industrialisation, et de leurs forces tyranniques d’exploitation et guerrières. La tendance de l’art que propose la Biennale évite soigneusement des formes nourries d’antagonismes. C’est une Biennale oblique qui manque de nerfs. Elle ne cogne pas sauf sur des gongs, et suspend comme autant de banderoles des propositions autour du mot de « relation ». Thématique vaste, il faut en convenir.
Dans l’après-coup du tour de piste du Mac (Musée d’art contemporain), de la CIG (Cité Internationale de la Gastronomie et réaménagement touristique de la papille dans l’ancien Hôtel-Dieu), des Grandes Locos, il faut se résoudre au constat d’un éclectisme désuet.

Le rendez-vous lyonnais montre en large et en travers qu’on n’a plus la main, que le monde nous échappe. Tout va mal mais il faut amadouer la curiosité, la colère, la surprise. Les formes d’artisanats ou de croyances primitives, les décentrements et les hybridations qui ont accosté résiduellement sur les berges du marché de l’art sont là depuis au moins vingt ans. Mais on continue. L’hospitalité, le rituel et le soin, gros mots de la pensée contemporaine se déclinent jusqu’à la lie. Les fleuves charrient des rengaines. Rien que des pansements, comme si la rumeur publique ne nous en abreuvait pas assez. Reste à faire la planche à la surface d’une esthétique morte.

L’art est au comble de son moment care, nouvel art pompier qui a troqué son casque de soldats pour des airs de rusticité néo-syncrético-chamanique et des séances de méditation sur une moquette qu’il faut garder immaculée. L’art n’a rien d’un yogi, ni d’une promesse de bonheur. Suspendre des hamacs pour les ancêtres, et les convoquer par des performances ne changera pas nos cancers, même si on veut croire aux miracles quand ce n’est pas à la chimiothérapie. Le monde est cru et cruel, l’art ne peut y échapper. Et la Biennale a un peu trop oublié le double sens du mot d’hospitalité : hôte et hostilité. À éviter la rugosité pour l’onguent, l’événement cherche, au moins sur les trois lieux, à s’abreuver de racines du passé. Mais à force de vouloir les posséder sans voir qu’on les a arrachées, sincèrement pour de bonnes intentions, c’est un pavé de l’enfer qui fait retour. S’en trouve aussi négliger le véritable problème : l’art s’est replié sur lui-même, s’est repu de ruines monumentales, et les ribambelles de rituels, d’actions vibratoires en partage, de murmures, d’exercices d’observation aux récits absurdes en dentelle et jacquard, ou en forme de diagramme ne changent rien au temps perdu. Et vogue le navire de l’art dont les formes échouent comme après un déluge, tout sens dessus dessous.
Solliciter une transcendance des cultures d’ailleurs et d’hier, réunir de jeunes artistes qui ressemblent beaucoup à leurs aînés d’il y a 30 ans, démontrent un idéal de changement intenable et des récits alternatifs en panne, malgré les discours de nouvelles subjectivités. En définitive, ce qui est hors des clous vaut la peine d’être regardé. Des œuvres de Sylvie Fanchon sont là, et c’est bon de retrouver de la radicalité. Les injonctions des logiciels d’intelligence artificielle inscrites au pochoir sur ses tableaux aux couleurs saturées agrémentés de quelques gestes rapides d’un pinceau noir suffisent à manifester la colère au quotidien : DITESMOICEQUEJEDEVRAISSAVOIRAFINDEPROTEGERVOTREVIEPRIVEE
Surtout ne répondez pas !

Pour le spectateur, il va falloir accepter de se faire trimbaler sur les eaux sans trop savoir où ça le mène. Peut-être au fond de la halle 2 des Grandes Locos où se tient l’installation sonore et visuelle d’Oliver Beer plongée dans le noir d’une salle immense, Resonance Project : The Cave. Salle qui rejoue la profondeur d’une cavité de la Grotte de Font-de-Gaume. Sur 8 écrans sont diffusés 8 chansons du premier souvenir musical des 8 interprètes. À tour de rôle, ils ont été enregistrés dans la cavité dont l’acoustique s’harmonise au Fa. Si différentes qu’elles soient de langues ou de mélodies, les voix s’unissent, par intermittence, dans les enchevêtrements du montage sonore. C’est si parfait et si puissant que l’installation anéantit toute possibilité d’émotion. La polyphonie suffit-elle à créer un « espoir de la force du collectif » pour sauver le Biennale ? Ne reste qu’une paroi. Fondu au noir et les fleuves continuent de couler jusqu’à plus d’art.

Corinne Rondeau

 

 

Biennale de Lyon
Les voix des fleuves
Les lieux : Grandes Locos, MacLYON – Musée d’art contemporain, Cité internationale de la Gastronomie de Lyon – Grand Hôtel-Dieu, Institut d’art contemporain Villeurbanne/Rhônes-Alpes, Jardin du musée des Beaux-Arts de Lyon, Fondation Bullukian, Parking LPA Saint Antoine, Musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal – Département du Rhône, Station métro B – Gare Part-Dieu
Directrice artistique : Isabelle Bertolotti
Curatrice invitée : Alexia Fabre
21 septembre 2024 – 5 janvier 2025