« On aura tout filmé.
La vie, l’amour, la mort, le cul, le vide et le vent.
Tout. Partout. Tout le temps. Dans tous les sens.
Par tous les trous. X.
Par-devant, par-derrière, par-dessus, par-dessous.
Entre les jambes, entre les cuisses, entre les X.
Sous terre. Par terre. Je peux tout regarder. Nous voir, vous voir, les voir, me voir. »
Car il y a ce que nous voyons, et il y a ce qui nous regarde. Il y a l’inquiétude de ne pas être à la hauteur de ses images et il y a l’appréhension de ce moment terrible où, croyant te voir, je me vois en train de voir…
Et parmi tout cela, se pose la question de la légitimité du voyeur et de la douleur du voyant. Indécence de la société du spectacle, pornographisation du réel, banalisation de l’obscène : autant de cris de dégoût lancés au ciel orageux de Chalon, autant de chapitres écrits par Manu Berk (sans mauvais jeu de mot) pour la nouvelle création du collectif toulousain Balle Perdue, mise en dehors par Marlène Llop comme Théo Mercier et François Chaignaud avaient mis en garage le corps hybride de Radio Vinci Park : juste être là.
L’avantage du dégoût, c’est qu’il change la saveur des choses… Asile Club, autre nom du Monde pour celui qui est voyant, exprime, comme dans une série de flash stroboscopiques, les moments de lucidité d’une humanité en perte de grâce, avide de sens, et pour laquelle Dieu est mort. Un léger souffle rimbaldien hante cette écriture qui laisse soin aux comédiens de savourer chaque syllabe de sa propre (dé)composition, chapitre après chapitre.
L’avantage du dégoût, c’est que s’il présuppose un rapport éthique au monde observé, il échappe totalement à la leçon de morale. Les images portées par les mots sont à peine esquissées, seulement évoquées, comme celles qui se rappellent malgré nous à la mémoire : une série d’images dont la convocation procède du traumatisme, un focus établi sur un quotidien que l’on ne regardait plus, juste parce que là, maintenant, la montée d’adrénaline a cristallisé le temps au sein de nos rétines… Images incrustées dans l’implacable matière du réel, émergente jamais décrite, à peine saisie déjà remplacée. Un jeu de citations, par idées, par titres, par noms, par rythmes, compose l’image fractale d’Asile Club. Un chemin de croix entre les plages de Lampedusa et le Night Club de Baigorry – Pays Basque.
L’avantage du dégoût, c’est le dépôt de gerbe qui s’ensuit lorsque, rentrant gaiement dans le chemin bourbeux, nous croyons par de vils pleurs laver toutes nos taches ; lorsque nous pouvons communier autour de l‘obscène repas, puisque « vos entrailles sont enfin bénies, bon appétit ! ». Pourtant, ce théâtre de la cruauté déplace notre regard, du prédateur, qui habituellement nous obsède, vers la proie, qui habituellement nous dérange. Car pour que le loup soit loup, il faut bien qu’un agneau soit mangé, et si ce n’est lui ce pourrait bien être son frère. Ainsi, homo humani bigmacus est ; et nous avons appris à manger le rat, délicatement. On aurait pu penser à Montaigne – pour que quelques-uns puissent être loup il faut bien que d’autres soit brebis, et les autres ne sont grands que parce que nous sommes à genoux – si nous n’étions pas au cœur de l’Asile Artaudien, souhaitant, comme lui, En Finir avec le Jugement de Dieu.
L’avantage du dégoût, enfin, c’est qu’il chaloupe nos estomacs et gonfle nos bouches, nous rendant étrangers à nous-mêmes. Plaisir à la Bossuet : celui de sentir la matérialité de la langue s’extirper des gorges enflammées et venir à nos oreilles, sur le port industriel nord de Chalon.
Avec quelle liquoreuse verve décrire cette musicalité née du travail précis d’interprétation, de la justesse de la scansion et de la pertinence de l’environnement sonore ?
Un vol d’oies dans le ciel, quelques gouttes de pluie, 4 tonnes de fer et un peu de l’esprit de Rodrigo Garcia, capté au passage, sur la route qui a conduit le collectif Balle Perdue, en partance de la FAI-AR, école marseillaise, vers l’Asile toulousain.
Marie Reverdy
Asile Club
Collectif Balle Perdue
Mise en scène : Marlène Llop
Texte : Manu Berk
Distribution : Soleïma Arabi, Jérôme Coffy et Pina Wood
Musique : Clément Danais
vu
le 19 juillet 2017 dans le « In » du Festival des artistes de rue de Chalon-sur-Saône
à voir
le 11 août 2017 au Festival de Villeneuvette
le 10 septembre 2017 dans le cadre de « Spectacles d’Essonne » au Domaine départemental de Chamarande
les 15, 16 et 17 septembre 2017 dans le « In » de ARTO, Festival de rue de Ramonville
les 6 et 7 octobre 2017 au Festival « Les Expressifs » de Poitiers