Angkor à Hauterives, Carnets – Corinne Rondeau

 

Microsoft Word - Les amis de la maison rouge à Hauterives

 

Arrivée en gare de Valence TGV. Des voyageurs quelque peu éparpillés marchent tranquillement sur l’asphalte de la gare routière. Le car est au complet. Direction le village d’Hauterives dans la Drôme. Collectionneurs et passeurs, nombre des Amis de la Maison rouge, et quelques journalistes sont en route pour l’exposition Elévations. Je soupçonne Antoine de Galbert et Bruno Decharme, deux passionnés d’art brut, d’avoir proposé exposition dans la Drôme et voyage en car comme on écrit un scénario, « drôle d’endroit pour une rencontre ».

Tant qu’on n’a pas mis les pieds dans la vallée de la Galaure, petit affluent du Rhône riche en truites, pris une rue étroite, traversé le hall d’une architecture sans cachet donnant sur l’ancien potager, un peu comme si le banal avait été inventé pour cacher un trésor, il est difficile de connaître la sidération que produit la vue du Palais Idéal du Facteur Cheval, classé en 1969 au titre de Monument historique par Malraux, après une opposition de cols blancs et d’éminences grises : le bâtiment d’un « rustre », vous n’y pensez pas !? Si justement.

Joseph Ferdinand Cheval de son état civil, était facteur rural, arpentant journellement 40 km, et architecte fantastique, élevant, nuitamment, à la bougie, 33 ans durant, un bâtiment oscillant entre le mausolée et la maison du train fantôme. Œuvre d’une vie, il est caché par un mur édifié pour se protéger des quolibets des voisins. Un comble pour un miracle sorti de terre, grâce à la rencontre d’un rêveur et d’un caillou. Un jour de 1879, alors qu’il fait sa tournée, Cheval bute sur une pierre bizarre et se retrouve par terre. C’est le déclic, l’obstination d’un homme à se tenir debout s’agrège à un rêve de construction. À chaque nouvelle tournée, un peu à la manière du Molloy de Beckett, Cheval met des pierres (pas n’importe lesquelles) dans ses poches. Si la nature fait de la sculpture (dixit le facteur), et la pierre chuter l’homme, qu’importe le savoir, le rêve du marcheur, passant de ses poches à ses mains, se métamorphose en sculpture vivante. Rien à voir avec des considérations sur l’éternité et l’art. Le fada de la Drôme ressemble à si méprendre à Francis Ponge élaborant la méthode du Parti pris des choses, évoquant lui aussi sa pierre : « ce galet, puisque je le conçois comme un objet unique, me fait éprouver un sentiment particulier, ou peut-être plutôt un complexe de sentiments. Il s’agit d’abord de m’en rendre compte. Ici, l’on hausse les épaules et l’on dénie tout intérêt à ces exercices, car, me dit-on, il n’y a rien de l’homme. Et qu’y aurait-il donc ? Mais c’est l’homme inconnu jusqu’à présent de l’homme. […] Il s’agit ici de l’homme de l’avenir. » Car le sens du labeur de Cheval saute aux yeux : l’homme dont le rêve est plus grand que lui, est un homme seul, héroïquement seul, à la parallèle de la vie sociale bravant l’injustice faite à tout homme, la mort. Je ne m’étonne pas d’entendre dans la liste élogieuse des visiteurs ayant rendu hommage au monument, le nom de Susan Sontag qui refusa l’injustice avec un esprit passionné : réussir quelque chose contre la mort. Puisqu’on est condamné, un labeur sans relâche galvanisé par une énergie démentielle devient l’évidence de la création.
Le Palais semble sorti d’un magma. Il en a la folie syncrétique, et les poussées de roche en fusion qui enferment le rêve. Il est aussi bien autre chose que l’ignorance d’un zigue qui a posé son attention sur des cartes postales fin de siècle reproduisant la lointaine cité d’Angkor. Si l’ignorance connaît de nos jours les routes de la cruauté sans fin, l’ignorance d’un rustre déclassifiant les catégories les plus élémentaires de la construction, pour établir des correspondances inédites puisées dans un cerveau sans sommeil, nous montre une autre voie, celle de la vie.

En ce jour de mai 2015, l’échafaudage cache une partie du palais, sa fragilité impose des restaurations tous les trois ans environ car la pluie plus que le temps (à moins que la pluie soit du temps fait eau) est l’ennemi de cet assemblage en mortier de chaux sous lequel se cache du fil de fer. J’attends avec impatience la fin du discours pour entrer dans ses boyaux, me poster sur ses terrasses avec l’esprit d’un Don Quichotte, prendre en tous sens les escaliers avec l’exaltation d’un enfant qu’on n’a jamais été, jusqu’à la tour la plus haute (12 m.) où trône, à côté de l’arbre de vie, la « pierre d’achoppement ». C’est là que regardant le bâtiment s’offre l’évidence : je suis au faîte du cerveau de Cheval. Pour parvenir à ce sommet, j’ai dû emprunter des escaliers tout en circonvolutions et réseaux. Au bout de l’un d’eux, la terrasse en cul-de-sac de la tour. Non loin de là, la pierre sur laquelle chuta le facteur résume les 33 ans d’élévation de Cheval : l’aboutissement se loge dans le commencement. C’est pour cela qu’il faut prendre soin des rêves, pour qu’ils durent. La fin de la construction n’est pas la fin de la vie de Joseph Ferdinand, c’est le temps nécessaire pour que la vie d’un homme, boucle d’infini, lance sa prophétie : ne laisse aucune place à la fatigue de ton corps et à la « société pour la diffusion du savoir utile » (Henry David Thoreau), elles dévoreront ton rêve.
En 1912, il achève son Œuvre, et souhaite y être enterré. On refuse pour des raisons sanitaires. À 76 ans, il reprend donc la chaux sans les pierres, et bâtit son tombeau au cimetière du village durant 8 nouvelles années. Il meurt à l’âge de 88 ans.

Entre la visite du Palais et du tombeau, Elévations nous ouvre ses portes. L’obstination des collectionneurs a quelque chose du caractère systématique des artistes dits d’art brut : la longévité de l’édification de leur œuvre coïncide avec celle de leur vie. Ils ont le « complexe de sentiments » tenace. Alors qu’ils se faisaient les témoins en marge du Palais de notre visite exaltée, j’imagine de Galbert et Decharme avoir passé, en solitaire, un sacré bout de temps dans les boyaux de Cheval pour raffermir, si besoin était, leur complexe. Dans l’exposition, Cheval est là, avec le soutien emballé de la municipalité de Hauterives et de la direction du Palais. Œuvres dont chacune a trouvé son galet et l’homme de l’avenir. Enfin, quand on dit homme tout est relatif, comme ACM (Alfred Corinne Marié, ce n’est pas une blague, il est un mais marié à Corinne, et s’appelle Marié). Drôles d’édifices au format de leurs composants (électriques, électroniques, transistors, etc.) qu’il ne faut pas confondre avec des maquettes. Je n’arrive pas à réprimer l’impression qu’ils produisent : des vestiges du futur malgré leur absence d’aspect rutilant. Pourquoi l’avenir aurait-il le clinquant du neuf ? L’avenir est toujours un peu derrière nous, si on veut bien y regarder, quelque chose du temps s’est posé sur lui.
Marcel Storr et Augustin Lesage sont là aussi. Les dessins de John Podhorsky semblent sortis tout droit du XIIIe siècle de Villard de Honnecourt. Adolf Wölfli, Peter Kapeller,  Terao Katsuhro trouvent des circulations en asphyxiant le moindre espace de la feuille. Vasilij Romanenko, George Widener ont le sens de l’architecture et de l’encadrement. Les divines ornementations de Philippe Dereux, qui écrit en 1966 Petit traité des épluchures, accompagnent un ostensoir qu’il a confectionné en cœur de pêche. Il trône au-dessus d’une cheminée, non loin d’un bénitier de la Sarthe. De l’un à l’autre, on cherche le brut dans le sacré en tentant la distinction entre l’artisanat et l’art. Peine perdue. Dans la même salle, je m’arrête devant le guéridon de Josué Virgili qui voulait répandre l’amour dans le béton. C’est là que passe la doyenne des Amis de la Maison rouge, Germaine, tout juste de retour de la Biennale de Venise. 90 ans approximativement, et silhouette fluette. Dans ses chaussures souples, son jean moulant aux légères pattes d’eph, chemise rayures bleues et blanches, sa main droite traîne sur les mosaïques du guéridon, en fait le tour sans le regarder le visage éclairé d’un sourire. Je crois la voir un instant sautiller comme une enfant qui reconnaît dans le plaisir du contact d’un Colin-maillard le nom des êtres.
Au rez-de-chaussée, de Galbert met un peu désordre autour de la grosse tonne de confettis noirs de l’œuvre de Stéphane Thidet que le ménage avait rabattus vers le terril, coincé dans un angle de la salle. Clin d’œil à côté d’un Lesage qui était mineur. Une œuvre peut en cacher une autre. Raison pour laquelle celles d’Elmer Trenkwalder, et d’Elsa Sahal dont le brillant de la terre vernissée en blanc et de la céramique blanche rappellent le façonnage du magma. Tout comme celle de Mircea Cantor Élévations, une vidéo qui tourne autour d’une tour Eiffel de 30 m de haut plantée dans la campagne roumaine par un illuminé, ou La tour du guet de Dieter Appelt qui rappelle l’héroïsme de la vraie solitude.
Pour une telle image de jouvence, je me dis que la collection de Bruno Decharme pourrait s’installer ici, et comme dit Antoine de Galbert « avec Cheval, et la collection de Bruno, on aurait un Lausanne français ». Dehors, il fait chaud, les pollens flottent avec la phrase du facteur « fils de paysan, je veux vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie il y a aussi des hommes de génie et d’énergie. […] Où le songe est devenu, quarante ans après, une réalité. »
Je suis requinquée à bloc. Je rêve d’un séminaire d’été sur l’art intitulé « Aux hommes debout », en regardant les cèdres bicentenaires.

 Corinne Rondeau

 

Elévations 
Collections Bruno Decharme et Antoine de Galbert
Hommage à Joseph Ferdinand Cheval
Palais du Facteur Cheval, Hauterives (26)
jusqu’au 30 août 2015