J’ai gardé un bon souvenir de mes cours de philo, notamment des dialogues de La République de Platon, dans lesquels Socrate faisait de longues tirades, et s’adressait à son disciple Glaucon en lui demandant « n’est-ce pas ? », ce à quoi il ne manquait pas de répondre « tout à fait », ou encore « assurément », « certainement », et parfois même « parfaitement ». Les Grecs nous étaient présentés alors comme parfaits, le berceau heureux de notre civilisation. N’est-ce pas Marie ?
– Tout à fait Joris !
Néanmoins, il serait possible de voir les choses autrement. Nos origines, grecques et guerrières, entaillent notre chair et creusent notre plaie décrite par Platon. Nous ne sommes, en effet, qu’une plaie ouverte ; non pas que notre existence soit, en soi, une douleur, mais plutôt parce qu’elle est une incomplétude fondamentale. Platon voyait l’humain comme un être amputé, en quête constante, en désir d’être permanent.
– Parfaitement !
Tel est notre pauvre héritage, notre Europe et sa frontière opaque, notre Europe remplie de frontières internes, notre Europe en forme fractale. Chaque héritier européen est une petite frontière à lui tout seul, lui-même rempli de frontières que les tensions de son corps ne devraient pas franchir. Chaque corps que nous sommes est une barrière infranchissable. On pourrait appeler ça l’individualisme occidental…
– Assurément !
A moins que nous fassions corps avec les paysages qui nous ont vu naître : on pourrait appeler ça l’identité. Pourquoi vouloir dès lors s’y arracher ? Pour quelle conquête ? La déchirure, selon Platon, qui fait de nous des plaies ouvertes, vient de notre prétention à vouloir défier les dieux : Zeus nous aurait donc séparés en deux, faisant de nous des bipèdes condamnés à chercher notre moitié. La nostalgie serait alors un souvenir d’une vie originelle, pré-existante à notre propre naissance : nostalgie du monde des idées, et de la complétude initiale : un corps parfait, autonome, dans un monde parfait, idéel.
– Il le semble en effet !
Le corps déchiré et désirant se scelle comme une boite à souvenirs. Ne devient-il pas ce qui, alors, nous sépare et nous isole ? Le corps se vit comme une limite, du moins en Occident, qui marque la fin du moi et le commencement du monde. Mais ça, il ne s’en rend compte qu’une fois arraché à sa terre natale, un peu comme une naissance qui fait prendre conscience, au nourrisson, qu’il n’est pas le corps de sa mère.
– Il est vrai !
Fermement accroché au sol qui l’a vu naître, il ne s’en libère que par la douleur. Son attachement à sa terre fait du corps un éternel apatride, flottant. Enserré dans le souvenir, certes, mais libéré du sol.
– Nécessairement !
Le corps apatride ressemble à un écran sur lequel on projette les fantasmes d’un ailleurs, plus ou moins exotique, plus ou moins dangereux. Mais cet écran est tactile, c’est là notre siècle. Dénudé, lié, massé, il abandonne toute prétention à la maîtrise, car un écran ne produit rien, il se contente de recevoir, et de renvoyer.
– C’est cela même !
Le corps étranger réfléchit l’image de quiconque le regarde. Il est l’alter ego. Non pas l’irréductible étranger, mais l’Autre moi-même, celui par qui j’apprends à me connaître. Le témoignage de ceux qui portent sur moi un regard neuf peut me surprendre, ou me blesser, mais il est la manifestation d’un monde possible, le mien, et que je ne sais pas encore voir. Mais de même que seul le corps endolori se fait sentir, seul le corps maltraité se fait visible. Tel est le lot de l’apatride.
– Sans contredit !
Et bien Marie, tu viens de comprendre la subtilité de ce spectacle, l’attention portée par celle qui attache les corps, et la parole de ceux qui sont attachés ; le massage en fond de scène, quasi invisible ; la lourdeur de ces casques guerriers, dont la présence persiste après le tombé de rideau ; et la fumée initiale s’échappant des corps, le brasier qui sacrifie la singularité au regard du pauvre d’esprit, la dissolution de la chair, l’abandon de la frontière…
Marie Reverdy et Joris Rodriguez
Allez mourir plus loin
hTh (Grammont) – CDN, Montpellier
Conception, direction artistique et espace : Ana Borralho et João Galante
Texte original : Pablo Fidalgo Lareo
Avec : Nùria Lloansi, Juan Navarro, Antonia Buresi, et la participation de Efia et Sylvain Broucke
les 12, 13 et 14 avril 2016