Mercredi 18 janvier, fin de matinée, la neige recouvre Lausanne, l’air est froid et sec, celui que je reconnais d’emblée, celui que j’ai connu lors des hivers de mes premières années dans le pays de Gex à deux pas de Genève. Visite du MCBA – Musée cantonal des beaux-arts – qui s’est installé dans ses nouveaux locaux en 2019, un splendide bâtiment conçu par l’Estudio Barozzi Veiga de Barcelone. L’exposition temporaire, organisée par la Tate Modern en collaboration avec le MCBA, est consacrée à l’artiste Lubaina Himid.
Née à Zanzibar en 1954, c’est en Angleterre que Lubaina Himid développe son travail de peintre tout en assurant des commissariats d’expositions défendant notamment des artistes de la diaspora africaine, d’où son rôle central dans le mouvement du British Black Art depuis les années 1980. Formée initialement comme scénographe, on retrouvera dans son œuvre exposée des motifs récurrents issus du théâtre et de l’opéra, de la peinture, et la mer en tant que lieu de plaisance et lieu de transition traumatique faisant explicitement référence à l’esclavage et le déracinement, le sexisme, le racisme, le chamboulement du monde et des références à des maîtres, Picasso, Renoir, Hogarth, entre autres.
L’architecture comme lieu de vie est aussi un motif important de son œuvre et ouvre l’exposition. En remettant en question les normes et règlements, elle opte pour la nécessité de créer et modifier nos propres espaces de vie. « Nous vivons à l’intérieur de vêtements, à l’intérieur de bâtiments – sont-ils à notre taille ? » Le prétexte est évidement passionnant puisqu’il nous concerne tous mais c’est ailleurs que cela se joue puisqu’il s’agit bien de peinture.
Peintures réalisées généralement sur toile mais aussi en s’émancipant du tableau qu’elle hybride à d’autres supports comme des tiroirs ou des objets récupérés et recyclés fabriquant ainsi de nouveaux supports de matière peinte. La figuration est prépondérante mais elle ne s’interdit pas de passer par l’abstraction qui apparait clairement dans les nombreuses peintures et dessins consacrés à la mer. Des allers-retours s’imposent d’emblée pour zoomer sur des détails et les agencements de couleurs qui composent vêtements, fonds et espaces architecturaux dans lesquels évoluent les personnages. Les tableaux les plus récents sont impressionnants de simplicité et d’étrangeté qui dévoilent des histoires souvent liées à des contextes historiques parfois terrifiants. La série intitulée « Le Rodeur » renvoie au nom d’un navire négrier français qui transporta des hommes et femmes réduits à l’esclavage et dont l’équipage et les occupants furent frappés de cécité en raison d’une épidémie.
Les personnages évoluent entre familiarité et étrangeté. « Lorsque vous peignez des hommes ensemble, vous pouvez montrer leur tendresse l’un envers l’autre sans qu’ils paraissent vulnérables – parce que ce sont des hommes. Ainsi, les peintures d’hommes ensemble sont en fait des peintures de la façon dont les femmes peuvent être et sont de fait dans la vie réelle – tendres l’une envers l’autre mais à l’opposé de la vulnérabilité ; fortes et confiantes, libres et drôles. […] Les scènes ne sont pas réelles mais l’atmosphère est ma réalité. » dit-elle.
A Lausanne toujours, au théâtre de Vidy, Vincent Baudriller, son directeur, a choisi de présenter la pièce de Philippe Quesne, « Cosmic Drama », dans la Salle 64 – Charles Apothéloz, pour fêter la réouverture du bâtiment historique.
La pièce a été créée en juin 2021 au Théâtre de Bâle à un moment de reprise de Covid devant un maigre public obligatoirement limité à 50 personnes. « Cosmic Drama est né de cette période si particulière de chaos planétaire qui hélas n’est plus cette fois un roman d’anticipation. Pour Cosmic Drama, j’avais pourtant envie de science-fiction, de me projeter dans l’espace, dans une sorte de futur mélancolique, et de mettre en scène des astéroïdes. Je voulais imaginer qu’on parte d’un ailleurs pour arriver sur un plateau de théâtre vide, comme une sorte de peuplade qui aurait pris le temps de l’expérience du voyage lointain pour mieux revenir sur terre et se demander ce que nous sommes devenus. » précise Philippe Quesne.
La pièce est présentée dans la grande salle, magnifique plateau pour une jauge de 430 places qui constitue la tête de pont d’un ensemble impressionnant constitué de cinq salles dont une pour les répétitions, une cafétéria en permanente activité et tout ce qu’il faut pour loger et accueillir une centaine de salariés et les nombreux artistes suisses et internationaux invités à Vidy.
Pour cette fête de réouverture, le Théâtre propose pendant un mois une joyeuse traversée de la diversité des paysages artistiques souvent invités, avec Philippe Quesne donc mais aussi Forced Entertainment, Ant Hampton & Rita Pauls, Lina Majdalanie & Rabih Mroué, La Ribot, Jeanne Balibar, Stefan Kaegi de Rimini Protokoll, Alain Borek et Émilie Charriot. A cette occasion, nombreux ont fait le déplacement durant les cinq premières journées, amis, programmateurs, artistes, directeurs de théâtres et festivals de nombreux pays.
Jeudi 19 janvier, direction Neuchâtel à une heure de train de Lausanne. La ville fut bourguignonne, germanique, orléanaise, prussienne, napoléonienne, catholique puis protestante. Statues, fontaines et édifices remarquables ponctuent la visite qui se termine au restaurant de l’Hôtel DuPeyrou où les prix affichés sont tellement élevés que deux verres d’un délicieux vin blanc feront l’affaire.
Le lendemain, vendredi, suite de l’escapade vaudoise pour visiter l’exposition « Cils Poils Cheveux » de Nina Childress au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Childress est une peintre qui utilise principalement la toile, le tableau et propose parfois des sculptures. De celles-ci il y en a deux, celle de Sylvie Vartan en début d’exposition, présentée en regard des tableaux de Sylvie et celle du suisse Patrick Juvet, elle aussi présentée en regard des autres Juvet peints, dans une grande salle baptisée Salle Juvet pour l’occasion.
Les cheveux apparaissent dès le premier tableau, visible depuis le hall d’accueil. C’est un portrait intitulé « Sharon S (grosse tête) » de 2021. S pour Stone bien sûr, période fin des années 80, au sourire Ultrabrite. C’est une huile sur toile où la blondeur irradiante invite sensuellement à entrer dans l’exposition. Ici donc les cheveux mais pas encore de poils, on les découvrira plus tard, poils triviaux comme poils de pinceaux.
Nina Childress dit à ses étudiants que si l’on veut faire de la peinture il faut se débrouiller avec ce que l’on a sous la main, apprendre à peindre sur n’importe quoi, ne pas être dépendant du matériel. D’où la multiplicité de matériaux qu’elle utilise. Il faut s’approcher au plus près de la toile pour en voir la trame. Ce n’est pas toujours la même, elle est parfois tissu holographique, un tissu argenté pouvant accueillir des pigments phosphorescents comme des pigments iridescents, des paillettes, des strass en cristal plastique, du cuir argenté, de la couverture de survie. Elle utilise et travaille tant l’acrylique que l’huile et dit aussi : « J’ai toujours aimé me coltiner la matière. Mais c’est tabou. La peinture en matière, c’est encore plus tabou que la peinture tout court. C’est le stade au-dessus. Mais c’est un tabou qui, chez moi, est en train de tomber. »
La deuxième salle accueille deux tableaux peints avec des pigments phosphorescents et sont plongés dans le noir, les œuvres se transforment sous la lumière noire de lampes-torches mises à disposition des visiteurs. La salle Juvet propose une autre version. Les tableaux sont eux aussi peints avec ces pigments qui accumulent la lumière et on les voit ainsi sous l’éclairage de la salle mais le gardien qui nous accompagne, lui-même artiste et ami de ma nièce Chaux-de-Fonnière, nous propose de les plonger dans le noir faisant éteindre les projecteurs et occulter les persiennes afin que Juvet rutile, brille de mille feux et irradie de nouveau.
Nina Childress a souhaité faire résonner ses tableaux avec ceux d’artistes qu’elle aime et qui ont influencé son travail. Ainsi, elle a choisi une sélection d’œuvres brossant cils, poils et cheveux avec précision, obsession, virtuosité ou fantaisie. Ce sont les œuvres de Sylvie Fanchon, Caroline Tschumi, Franz Gertsch, Jean-Frédéric Schnyder, Jean-Luc Blanc, ainsi que Stéphane Zaech.
Le Musée possède des fonds importants dont celui de René et Madeleine Junod, déposé en 1986 avec des œuvres de Braque, Soutine, Renoir, Modigliani, Matisse … et un petit tableau hallucinant de Van Gogh intitulé « La Fillette aux cheveux ébouriffés ».
A l’occasion d’une lecture dans le musée, Nina Childress et Fabienne Radi – auteure de l’autobiographie de l’artiste – souhaitent avoir cette peinture à proximité, mais le directeur s’y opposant, l’artiste en fait une copie. Cette copie est donc exposée dans la pièce consacrée au fonds Junod à quatre tableaux de l’original.
Retour à Lausanne en fin de soirée afin d’assister aux autres spectacles présentés au Théâtre Vidy le lendemain, samedi.
Dans la Salle 76 – La Passerelle, les enfants et les familles sont au rendez-vous pour la nouvelle création de Forced Entertainment mise en scène par Tim Etchells. « La Possible Impossible Maison » est une fable joyeuse qui conte les aventures d’une jeune fille à la recherche de son araignée. Deux comédiens sont aux manettes avec effets sonores comiques en direct et projections vidéo sur des cartons en fond d’écran et s’amusent à transgresser les codes de la narration.
Dans la Salle 17 – Le Pavillon, La Ribot présente sa dernière création, interprétée par cinq danseurs de sa compagnie, La Ribot Ensemble, et six danseuses professionnelles du canton de Vaud. « DIEstinguished » est une pièce de danse et vidéo. La danse y est envisagée comme une expérience et non comme une forme indique le programme de salle, et d’expérience il va bien en être question, les spectateurs étant invités à suivre sur leur téléphone portable, via un QR code, la vidéo produite en direct par les interprètes eux-mêmes munis de caméra.
Que verrait un bras, un ventre ou encore un orteil ? C’est ce rendu hautement sensoriel et sensuel que la vidéo vient transmettre dit encore le programme.
En 2009, La Ribot réalisait un film intitulé « Mariachi 17 », de 25 minutes, où elle captait avec une caméra et trois danseuses dont elle-même, une salle de la Comédie de Genève transformée en un labyrinthe visuel saturé d’objets, de textures et d’images, la caméra, passant de main en main, entrainant des confusions entre espaces réels et espaces graphiques. J’ai toujours eu beaucoup de mal à regarder ce film, étant particulièrement sensible au mal de mer, mais il reste, comme toutes ses pièces, clairement inscrit dans mon esprit.
Pour « DIEstinguished », La Ribot poursuit cette expérience sur le plateau avec la possibilité pour le spectateur de faire des allers-retours permanents entre le plateau et l’écran du téléphone, le sien ou même celui du voisin. Comme toute expérience cela demandera du temps avant d’aboutir. Le projet est assez vertigineux entre plans serrés et plans larges qui se combinent à l’infini, le plateau se remplissant de vêtements et objets qui seront mis, remis, enlevés, ôtés, échangés dans une danse en continuelle transformation, la musique d’Alexandre Babel étant à l’unisson de cette imbrication mystérieuse et organique des corps dans un mouvement perpétuel.
Jean-Marc Urrea