Picasso a le trait aussi sûr qu’un coup de gourdin, et le nombre d’expositions de l’œuvre du Catalan cette année, de quoi rendre las. Sonner par le génie ou agacer par l’entreprise de communication, la double exposition du Carré d’Art, Le temps des conflits et Lignes de Fuite, dame le pion des attentes, impose le détour par la finesse des choix de l’histoire de la destruction de Guernica aux crises humanitaires du Moyen-Orient aux Balkans.
De Guernica (1937), tableau indélogeable de la Reina Sofia de Madrid, des reproductions de photographies de Dora Maar ayant saisi les différentes étapes de sa création, et le film éponyme d’Alain Resnais et Robert Hessens (1950). Théâtre de la voix de Maria Casarès au service du texte de Paul Éluard pour commémorer le désastre et l’injustice, penser la mort « si difficile et si facile » dans la nuit de la guerre, « grande sœur de la misère, répugnante, affolante ».
De la peinture à la ligne, de contrastes durs en graphisme épuré, chaque œuvre, de vanités en portraits de femmes pleurantes ou suppliantes, démonstration est faite que Picasso est le monstre d’une obsession de défiguration du vivant. Et ce jusqu’au Massacre en Corée (1951), dont le réalisme figé accentue l’instant de la tragédie, le temps de la vulnérabilité d’un groupe de femmes et d’enfants nus devant un peloton d’exécution. Toujours un corps frappé, contorsionné, muet, privé de liberté. Aussi de désir, Dora Maar brisée par Picasso.
Tombe sous l’évidence qu’entre Dora Maar, compagne et modèle de la série exposée de portraits de femmes qui pleurent, et le film, il y a une logique de l’exposition : croiser l’Histoire et l’histoire ; la grande hache du commun et les mauvais coups portés au destin individuel. Mais ce serait oublier les dessins de chaise ou de hamac de Gabriel Borba Filhon issues de figures de Guernica : créer un objet où puissent reposer des corps qui n’en sont plus. On peut soulever les sourcils d’étonnement, non de jugement car c’est peut-être là que réside une part de l’art contemporain, recueillir des corps que l’histoire a défait, et refuser le fondement de certains processus historiques. En effet, que faire avec ce qui est déjà arrivé, et ce qui a déjà été fait en art ; de la violence à l’héritage des chefs-d’œuvre ?
À l’autre bout de la zone des conflits, le triptyque vidéo de Rineke Dijkstra I see a woman crying (2011) donne une réponse, que les dessins décalés de Gabriel Borba Filho annonçaient à sa façon. Des écoliers britanniques, portant uniforme, regardent hors-champ un tableau de Picasso. De quoi parlent-ils ? De La femme qui pleure (1937). Mais la réponse ne relève pas de ce qu’on voit. Il s’agit davantage d’un renversement, car ce qui s’adresse au regard c’est le travail du hors-champ : penser l’angle mort de l’histoire, voire de la culture. Car comment transmettre l’incompréhensible, créer le figurable de l’infigurable ? Produire le siège contemporain de récits ?
La guerre n’est pas simplement la manifestation historique d’un anéantissement, c’est un temps pour résister comme on peut avec des dessins, des films, des peintures, des écrits, des paroles. C’est là qu’à son tour Picasso reçoit son coup de gourdin, et qu’on prend toute la mesure de la double exposition : le peintre, aussi génial soit-il, n’est qu’un artiste parmi d’autres, à ce titre, témoin comme un autre de son temps. Ce qui pose derechef la question de la grande œuvre qui annihile tout jugement critique. Les spectateurs en herbe de Rineke Dijkstra renversent le regard bouche-bée : leurs paroles brisent la domination de la reconnaissance malgré leurs uniformes.
Si on ne pense la paix qu’en temps de guerre, l’art aujourd’hui n’est-il pas entièrement dédié à l’intolérable, à la conscience de limites à repousser ?
Lignes de fuite offre quatre récits en miroir du Temps des conflits interrogeant l’histoire et le présent. Quatre jeunes artistes, Khalil Rabah, Mounira Al Solh, Ibro Hasanovic, Adrian Paci relatent respectivement quatre foyers de guerre et de migration en rapport avec la Palestine, la Syrie, l’Ex-Yougoslavie, l’Albanie. Leur obsession est tout autre que celle du Catalan, mais la vulnérabilité est aussi leur centre de gravité, assumant fragilité, impuissance, voire maladresse. En un mot, en détruisant la destination passée de l’art : il est moins forme que récit.
Repousser les limites pour témoigner coûte que coûte avec des feutres sur des papiers administratifs d’émigration, dans le chaos d’un départ où des enfants passent de mains en mains au-dessus d’une foule d’hommes vers un car, avec de petites peintures en détournant l’actualité d’images télévisuelles des funérailles d’un dictateur, ou en découpant dans de grands formats des silhouettes de migrants laissant des trous pour voir des corps devenus le récit d’une invisibilité.
Écouter, dessiner, broder, isoler, découper, enregistrer : faire des traces. Toutes ces pratiques, qui n’ont rien de nouveau, racontent le hors-champ des vies chosifiées, les corps délogés par l’histoire.
Pour beaucoup le temps de la compassion devant les chefs-d’œuvre n’est pas fini, or il existe d’autres mondes. Il faut consentir à ces existences, il faut sentir avec. Le musée du Carré d’art en est la mise en œuvre, le reflet non-idéalisé de la multitude, le récit même.
Corinne Rondeau
Carré d’Art – Nîmes (30)
Picasso. Le temps des conflits
Pablo Picasso
Lignes de Fuite
Ibro Hasanovic, Adrian Paci, Mounira Al Solh, Khalil Rabah
Commissariat de Jean-Marc Prevost
jusqu’au 3 mars 2019