Elles sont bien étranges les œuvres de Claire Chesnier.
On s’approche, sûr d’y reconnaître de la peinture. Ce sont des encres colorées. Nulle épaisseur, impossible de discerner les variations de traitement de surface. Les tons sont chauds et froids, lumineux et sombres, sans qu’on puisse appliquer le mot de dégradé. Elles se présentent un peu comme de très gros plans de paysages sans aucun détail visible. Ciels embrumés du matin ou du soir ; lointains vaporeux agitent le souvenir d’une peinture romantique qui aurait perdu son sujet tout en gardant sa sensibilité. Ou bien le souvenir des Nymphéas de Monet auxquels resterait seulement une étendue d’eau. Ce qui se donne est ce qui se perd, et au premier instant on ne saurait rien qualifier ni nommer. Quand l’horizon, le rivage, l’illusion sont soustraits, la tentation de dire – de dire ce que c’est –, aussi est suspendue.
Sur la feuille très grand format, ni traces d’eau ni traits de pinceau. La main passée à multiples reprises, des dizaines de fois en vérité, est en retrait, comme dans l’art du glacis. C’est qu’en prenant possession du papier posé à la verticale, l’artiste cède sa place à la couleur. Au fil de subtiles interventions, elle la laisse choisir de s’étendre, de se mêler, s’intensifier, s’estomper, s’illuminer ou s’assombrir, « attendant » qu’elle (dé)finisse son geste.
Le corps en retrait contrôle l’eau qui fuit au bas de la feuille. La couleur s’arrête soit sur les bords immaculés du papier, qu’on perçoit telle une découpe de forme, soit comme pour les dernières œuvres, à la limite matérielle de la feuille, sans plus aucune réserve de blanc. Ce passage de l’application de la couleur du fragment à la totalité de la feuille est une manière d’abandonner la volonté d’un geste de circonscription, laissant les pleins pouvoirs aux mystérieux agrégats invisibles, abandonnant tout au support, ouvrant la surface : il n’y a rien que de la couleur « étendue ». Deuxième instant et paradoxe, où la volonté mise en déroute retire le dernier geste de composition visible par la découpe : où ce qui se perd est le lieu de la production d’un geste.
Parfois au bas de la feuille, la concentration et la sédimentation des pigments apparaît sombre, d’une telle intensité que le regard tombe à son tour, comme on dépose les armes. Inutile de voir au-delà. En travaillant avec des ruissellements d’eau, dans une lutte silencieuse contre la gravité, sans effort ostensible, sans rien laisser paraître de la technique, l’artiste révèle sa vertu : la discrétion.
Ce qui est tombé au bas de la feuille, c’est le dépôt du temps du regard. D’un temps qui fait les couleurs, silencieusement. Le regard ne s’échoue pas, il se noie dans la marge obscure des dispersions et des mélanges. La sensibilité y passe ou n’y passe pas, se recueille ou pas, ça dépend. Rien n’est fait pour le retenir et on pourrait aisément oublier ces œuvres si on ne s’y attardait pas, indication d’une temporalité qui s’impose sans autorité. Ce qui insiste et retient alors c’est un rythme, et dans la répétition des formats, l’unité de chacun. Ces feuilles font l’effet de fenêtres embuées ou de voiles, aucun geste n’est convoqué pour démasquer ou arracher derrière elles une quelconque profondeur. En se faisant étendue, comme une flaque d’eau se répand sur le sol, la surface atteint le comble de la vieille leçon antique, il n’y a rien derrière les apparences, il faut renoncer aux choses passagères et séduisantes. Lorsque enfin le regard atteint les limites de la couleur, la surface se fait interrogation.
Qu’as-tu voulu voir dans le temps d’un regard verticalisé, comme l’encre se glisse dans l’eau, et toi dans cette descente gravitationnelle où tu retrouves de la hauteur, la hauteur concrète de ton corps debout ? Troisième instant, où se relève le geste à corps perdu, superbe présence de l’absence, quelques lignes plus contrastées, discrètes verticales restées ferme devant les mouvements horizontaux du pinceau.
Il suffit de regarder pour se convaincre qu’entre les œuvres accrochées aux cimaises et celles à l’horizontale, sur des socles, Claire Chesnier ne demande rien de plus ou presque que lever et baisser les yeux : accepter des surfaces qui se déploient dans le temps d’un arrêt. Et si l’on ne fait que glisser sur les images d’une époque à l’increvable prolifération, à même la surface de ces œuvres se joue une interruption, offrant la question du désir et des illusions dans des reflets brillants et satinés qui ont la présence mate de miroirs qui ne renverraient plus d’image.
Qu’as-tu voulu voir ? Peut-être le sujet perdu de ces détails grossis de paysages absents est-il le spectateur. Comme si la profondeur était devant les œuvres, logée dans l’insondable attente de voir. La question se repose avec deux œuvres couchées à l’horizontale, profondes comme si l’on se penchait au-dessus d’un puits. D’une profondeur de gisants. Et cet immense peuple endormi appelle non seulement à contempler son immobilité mais à recueillir son silence. Pourquoi continuons-nous à regarder où il n’y a rien à voir ? Pour renouer avec une attention vigilante qui déchirerait la vanité inépuisable des mots, et ce qu’il reste de nos corps perdus. Pour être le temps d’un regard devant ce qui ne ment pas de n’être qu’ici.
Corinne Rondeau
Galerie Agnès b. – Paris
Résonances
Claire Chesnier
jusqu’au 22 octobre 2016