UGO RONDINONE : I ♥ JOHN GIORNO au Palais de Tokyo – Corinne Rondeau

 

love_article2

 

Inutile de dire qu’on va voir une exposition au Palais de Tokyo, pour une fois.

VOIR. Quelqu’un a traversé le temps et les corps, nom d’une pipe qui n’est pas en bois, John Giorno, 79 ans, le plus VIVANT de tous les vivants, un poète !
C’est Ugo Rondinone, artiste suisse, qui ouvre la porte, il connaît la maison et l’homme. Après un corridor sombre, une salle carrée, des moniteurs posés au sol en bordures de 4 grands écrans, on se retrouve-là au centre, en cercle, à plusieurs, et puis vient un truc étrange.
C’est Thanx 4 nothing, poème autobiographique pour ses 70 ans, écrit en 2006. Noir et blanc l’image, rideau, micro, pieds nus il arrive. Noir ou blanc le costume du poète, gros plan, plan épaule, plan large, le rythme, noir, blanc, noir, blanc, lumière, la parole.
Paroles qui se répètent, avec ces boucles qui passent en lui, de lui aux noms des amants, à leur corps, de lui à nous, ça souffle chaud, intense, ça prend comme une main qui caresse ou serre la gorge. Ça dresse l’espace comme une table d’hospitalité qui ne réclame, n’attend rien de nous, pas même un merci. « Justice poétique », capable de convertir l’amertume en plaisir, c’est l’ACCUEIL du passé au présent. L’avenir on s’en fout, idem pour les culs serrés qui feront la moue.
Ça s’adresse, ça tombe dans l’oreille, ça l’ourle de l’intérieur, et ça descend, ça descend sacrément bas. Jusqu’au fond après avoir saturé le cerveau d’hormones, gorgé les organes, et ça remonte, ça envahit tout le derme, une sorte de fièvre sans maladie… ou si c’est une maladie, ça vaut le coup de l’attraper, elle s’appelle l’amour. Ça prend rien à la lumière, ça la donne toute. Y a de l’amour toujours pour rien, pour rien. Plus de spectateurs, des atomes en fusion.
VERTU. Nous faire aimer ce qu’on sent – quoi que ce soit — et déplier cette sensation tant qu’on est en vie, et peut-être même quand on sera mort. Le superbe, le brillant, le lumineux déversant, sur nos habitudes et notre somnolence, bénédiction et gratitude, afin de nous rendre étincelants, bariolés de tout ce qui gêne aux entournures, la trahison est aussi une couleur de l’arc-en-ciel parce qu’elle est à l’autre bout des câlins.

Sur les écrans, ce vivant dégage à mort. Le visage de l’homme en gros plan, celui qui dort dans Sleep, c’est lui, l’amant d’Andy qu’on verra plus loin dans une autre salle, et sur des photomatons, sous une fille qu’il chatouille, debout, à poil, faisant la vaisselle. Ce sommeil était déjà une histoire de souffle. Rondinone, autrement que Warhol, ou la ligne temporelle de 10h et 6 minutes d’un cadrage fixe de Rirkrit Tiravanija, JG Reads, a fait remonter à la surface les mots, tournant sur eux-mêmes et dans l’image, un mantra sonore. Il a fallu du montage, beaucoup, pour donner ce dispositif à plusieurs écrans et postures. 54 fois répéter Thanx 4 nothing  pour coller dans les coupes et les plans le mot et la bouche dans l’image. Rondinone a quelque chose d’un Rilke lorsqu’il écrit dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge, que les vers ne sont pas des sentiments mais des expériences et qu’il faut avoir souvenir de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemble à l’autre. FAIRE des coupes pour faire UN avec le poème, aimer la répétition des mots, traverser le temps pour remercier l’histoire d’être ce qu’on est. Couper l’image avec la parole, manière d’assembler les impulsions des pieds nus qui remuent le désir jusqu’à la bouche, et le regard droit, profond, rieur.

ÉLÉGIE. On y pense. Il remplace le mot de rétrospective, de celle qu’on fait pour les morts. Est-il là ? Partout dans l’immense salle colorée, 11751 documents, la vie archivée de John Giorno, de la pop sérigraphie aux slogans. GOD IS MAN MADE. LIFE IS A KILLER. JUST SAY NO TO FAMILY VALUES. Des photographies du petit garçon à l’homme, de l’anonymat à la contre-culture. Du gay qui plutôt que de s’ennuyer à attendre le métro sort sa queue dans les pissotières parce que même là il est possible de ne faire qu’un corps, sueur & poésie, au gay à la tête du AIDS Treatment Project  face au cataclysme de l’épidémie. Du poète face public à celui qui les édite sur K7, vidéo, CD, parce que lire un livre dans un fauteuil est d’un autre temps et que dans la rue, la poésie est inaudible. Du nom associé à Burroughs & Gysin au performer qui a libéré la page du cut-up. Plus d’expérience formelle, mais des flots non linéaires et vibrants. La voix au-dessus du corps, décollée de la page, et sur les feuilles de couleurs des poèmes à la phrase courte qui tombe sur la suivante, cataracte.
Le poème est d’abord un son. Allô ? Composez gratuitement durant toute la durée de l’exposition le 0 800 106 106, et vous entendrez les poèmes de Dial-A-Poem. Comme dans les vieux combinés noirs — bonheur d’avoir à peser la voix — entourés d’écrans qui font défiler sur le mode d’un karaoké les phrases, écouteurs sur les oreilles. Moitié politique radicale, moitié système à brouiller l’appareil médiatique, parce que la poésie n’est pas, n’a jamais été une vieille chose, elle contamine toute technologie, chauffée qu’elle est au feu de bois de la cheminée, reconstituée échelle 1, dans la salle aux bouddhas VIDE au centre de l’espace parce que libérée, itération du désir, décongestion de la pensée normée.

La vie n’a aucune profondeur, seule une étendue à dérouler sans cesse, sans plus besoin de la pénétrer. Raison pour laquelle, tout commentaire vient comme un repli, une extinction. Ugo Rondinone a rendu claire et pleine une poésie qu’on n’a peut-être pas encore lue, qui avance comme des brassées brisent les flots pour en faire des vagues. Chaque salle en est l’écho, petites, grandes, exposant ce qu’il y a de saturé dans l’infini moléculaire de la sensation. Flux de vie, et quelques îlots pour lire, voir, écouter, debout, assis ou vautré dans des poufs. On n’a plus qu’à s’endormir en pensant à l’amour. S’il est peut-être une maladie qui donne une fièvre toute particulière, il est aussi celui qui donne un nom à l’AIMÉ, John Giorno. Il y a de l’élégie dans toute exposition quand celui qui la conçoit n’oublie pas la promesse du poème : créer un espace à la mesure de l’oracle. Ugo Rondinone n’a pas exposé un artiste américain, il a embrassé la vie d’un œuvre. FUCK OFF CURATING.

 

Corinne Rondeau

 

 


Palais de Tokyo
, Paris (75)
UGO RONDINONE : I JOHN GIORNO
jusqu’au 10 janvier 2016