Quand tout arrive de nulle part [1] : l’exposition d’Albert Palma placée sous le long poème que Jean-Luc Nancy dédie à son œuvre, s’ouvre sur un ensemble de dessins qui fait le lien avec la dernière exposition tenue en 2012 en ces mêmes lieux, galerie 24b à Paris. De grands formats verticaux jouant sur la réversibilité de traits noirs et blancs sont disposés en face de séries de plissements d’écailles, tournées à l’horizontale ou à la verticale. C’est que la griffure ici répétée de la plume ouvre à la désorientation. Même et surtout si elle accueille le surgissement inattendu de souvenirs ou d’impressions reconnues qui s’y rejouent. Le lointain est si proche et le proche si profondément lointain, que tout porte à voir dans ces œuvres non un simple jeu abyssal de traits réversibles mais une vraie quête de profondeur qui à mesure qu’elle nous tient nous dit bien la force de l’illusion et la puissance de la présence qui font que le chemin toujours bifurque.
Un petit peuple de traits menus se presse, se hâte, comprime et dilate ce que la justesse du geste déploie dans sa démesure. Chaines de montagnes, miroitements en vagues, plissements sans bords, hérissements d’écailles, on peut croire voir toutes formes changeantes sous la plume d’Albert Palma. Mais l’œuvre de Palma n’est pourtant que figuration sans sujet : point de sujet de figuration et c’est pour lui, dit-il, figurer la disparition même du sujet agissant. Tout un art du lâcher-prise. Pour ouvrir la main, il faut se dessaisir de sa puissance. Dans son texte, Jean-Luc Nancy revient sur l’éloge de la main, sur la paume qui fait nom de l’artiste, Palma, qui accueille en ses lignes celles qu’elle déploie, main « douée de volumes d’arêtes de suspensions nuageuses ». Tout n’est que reprise d’un commencement déjà donné, qui attèle ainsi le geste à la plume, et auquel l’artiste ne cesse de se tenir parfois nuit et jour, 72 heures d’affilées.
Parce que le chemin se fait crête sinueuse et val profond. C’est à une récente attention portée à son œuvre que l’on doit la visibilité de cet artiste qui vit en retrait. D’autres plumes, celles de Pascal Quignard et d’Henry Bauchau notamment, ont témoigné de ce geste élémentaire en sa simplicité qui déploie des univers tout entiers [2]. Car voici une œuvre surgie sur le tard d’une existence aux multiples vies – Albert Palma est né en 1947, après avoir été initié à l’art du sabre, et au shintaïdo au Japon, il a continué à Paris le Geïdô ou la voie des arts.
Crêtes ombreuses, vagues des grands fonds, d’infimes reliefs ouvrent l’encre, noire ou bistre, sur le Vélin ou le Canson, à de métaphoriques supports sculptés ou gravés, où la taille et l’incise auraient comme laissé leur trace. C’est bien que ni la matière ni le support ne sont ici déterminants sinon le geste seul, en sa pauvreté de moyens. Parce que la main, corps-esprit pour Albert Palma, est ce lien où le visible et l’indicible se nouent, dévoilant ainsi que dans la répétition du kata, ce qui structure les formes. C’est donc bien à l’inexploré que nous sommes ici tenus, dans ces traits multiples tirés d’un point de centre portant sa gravité, et comme tirant de « nulle part ». De sabre et de plume.
Frédérique Villemur
Albert Palma
Dessins à la plume
26 mars-30 avril 2015 / sur rendez-vous à partir du 20 avril
Galerie 24b, Paris (1er)
Commissariat : Baldine Saint Girons, Aude Goullioud