« Perdre le nord » à la Chapelle de la Charité d’Arles – Corinne Rondeau

Convoquer l’angle mort

 

 

Le titre de l’exposition de Carine Krecké n’est pas une formule. Perdre le nord est une réalité. Ces mots, on les lance quand on ne comprend plus rien, qu’on ne sait plus comment penser, plus à quoi s’accrocher devant ce qu’on voit, lit, écoute. Il ne suffit pas de savoir pour s’en sortir dans un monde qui n’offre aucun sursis. Il faut penser patiemment, durablement, qu’on soit harassé ou pessimiste. Et tant pis pour les gens fatigués. La simplicité de ce titre sonne juste aux Rencontres photographiques d’Arles de cette année 2025. Il résonne comme l’intuition pressante d’une expérience à tenter. C’est au risque de la folie, de la peur et de l’interdit qu’on franchit le seuil de la Chapelle de la Charité comme Dante au milieu du chemin de sa vie. Y attend un « don » malgré l’espérance perdue. Le poète est accompagné de Virgile, Carine de sa sœur Elisabeth, avec qui elle a présenté plusieurs productions, qui, toutes, ont un point commun, « être témoin ». À côté de Dante, l’autre évidence c’est Primo Levi pour qui témoigner consiste à « ne pas écrire comme si nous étions seul », et le faire avec le plus simple, le plus clair des langages. À quoi se résume parfaitement l’exposition Perdre le nord.

 

Le dispositif est manifeste dans sa structure sombre. Un cube. Quatre faces creusées de projections principalement de vues satellitaires. Et des mots (dits ou lus). Récits construits à partir de conversations échangées sur les réseaux sociaux (Le lanceur d’alerte, Le partisan, Le prophète, Le nihiliste). Derrière les cimaises, on imagine l’espace d’une menace. Quelque chose enfermée dans une chambre noire. À l’opposé de la grande fresque d’une masse de conversations numériques à l’entrée en forme de dialogue fictionnel (The Yellow Man), une cinquième projection (Trop loin, Trop près). En une poignée de minutes, l’architecture de la chapelle disparaît : le dispositif a une adresse, le spectateur. Et dès lors qu’il en prend conscience lui vient à l’esprit une chose précieuse : je fais partie de ces récits et ces images, je fais partie de ce monde. C’est là que l’épreuve du titre renouvelle le « quelque chose de profondément humain » dans l’inhumanité.

 

De 2018 jusqu’à la chute de Bachar Al-Assad, Carine Krecké s’est intéressée aux images de la guerre en Syrie. N’arrêtez pas de lire en disant « ras-le-bol la guerre ! ». Depuis longtemps Carine Krecké interroge l’accès à la violence par des images de la cartographie actuelle, images a priori lointaines et hors parti pris de Google Maps, Street View, … et quelques images plus proches de destruction pour faire le lien entre le lointain et la proximité. Quand les temps sont sombres la lumière manque, et c’est bien ça qu’il faut créer. En art ça signifie primo construire des récits : établir une distance ; deuxio déranger le regard de ses habitudes : détruire les a priori en les nourrissant de la distance établie. C’est un travail éprouvant, et même si Perdre le nord ressemble à une enquête, c’est pour en explorer ses limites extrêmes. Que voir de la violence si loin, derrière un écran ou dans les régions en paix du monde ? Que puis-je en dire moi qui ne connait pas la guerre, la barbarie, dont je suis contemporain ? Comment travailler ce rapport sans tomber dans des oppositions faciles, stériles ? C’est la richesse du travail de Carine et Elisabeth Krecké : éviter l’escarcelle de ce qu’il convient de dire sur ce qu’il faut dire ; s’entêter à scruter des vues mutiques ; y découvrir les détails de l’enfer, les appels en forme de localisation, tel ce « Surgical Hospital Please » introuvable sur les anciennes cartes, et effacé par la politique des plateformes. Ces détails, ces appels qu’un regard passionné, souvent meurtri, finit par exhumer, on ne sait pas ce qu’ils signifient objectivement. Ils effraient, traumatisent, font même peser le soupçon sur l’interlocuteur invisible. Que faire de ce matériel sans en être instrumentalisé sinon un acte de construction, de régénération : tresser comme un dû, sans indignation, images, échanges mis en récit, angles morts de la destruction. Se faire le témoin lointain d’un témoin proche du désastre, témoin de tous bords, parce qu’aucune image ne se suffit à elle-même, demande de s’accoupler au langage. Dire c’est répondre comme on peut à l’appel qui nous arrive.
Toujours deux pour un nouveau regard et une juste distance éthique. Éthique parce que le témoignage suppose une expérience à traduire : penser ce qu’on ne comprend pas, penser une violence toujours plus incompréhensible. Carine Krecké ne documente pas, elle traduit l’incompréhension en langage pour d’autres témoins, nous. Faire incompréhension autrement que par des images que nous ne connaissons que trop et que nous ne questionnons plus (démembrement, exécution, explosion…), écrire pour manifester l’expérience inquiète de nos normes, affirmer la responsabilité par nos mots propres attestant une singularité inédite de soi, sans faire l’économie de la violence. Il ne faut pas s’étonner d’apprendre que les sœurs Krecké ont écrit de la poésie. S’il y a bien un langage qui peut tout dire, sur tout, sans norme, autorité, identification, c’est la poésie.
Perdre le nord se loge dans des constructions de récits, et non des images sidérantes. On ne comprend pas mieux ce qu’on voit, et les images ne font pas que défiler et s’éteindre dans la voix off de Carine Krecké, elles sont portées par les mots d’une mémoire. Si ces images commencent comme des abstractions qui ne signifient rien, une voix entêtante et des mots lus comme des sous-titres en font une vie à ne pas laisser perdre. Pas celle de Krecké, pas même d’une ou d’un autre, la vie du plus vivant qui s’appelle mémoire.
Bien que versées au registre d’une matière de travail, les images, accessibles comme premier plan, deviennent secondaires. C’est ainsi que l’exposition n’a rien d’un reportage sur la guerre en Syrie. Carine Krecké renverse la domination des images qui nous abreuvent, des images qui disent tout, tout de suite, par une mémoire qui réinstitue un temps, second, de pensée.
Perdre le nord est un séjour humain, un creuset de récits d’hommes et de femmes. Peut-être finirons-nous par les entendre au-delà des frontières du savoir qui ne sauve rien, et de nos certitudes qui alimentent les conflits de tous ordres.
Perdre le nord convoque le temps d’apprendre à regarder, écouter, lire les signes de notre époque. Des signes d’humains dont les vies nous regardent et appellent tant qu’il est encore temps.

 

Corinne Rondeau

 

 

 

Carine Krecké
Perdre le nord
Les Rencontres de la photographie d’Arles, section Chroniques nomades
À la Chapelle de la Charité jusqu’au 7 octobre 2025
Exposition produite par Lët’z Arles (Luxembourg) et le Centre national de l’audiovisuel
Carine Krecké a reçu le prix Luxembourg Photography Awards 2025


Catalogue co-édité par le Centre national de l’audiovisuel, Lët’z Arles et Palais Books