« D’une haute note à l’autre » de Corinne Rondeau – « La Haute Note Jaune » à la Fondation van Gogh, Arles

 

Journée de printemps pendant la fête des morts, la Fondation Vincent van Gogh d’Arles ouvre sa « Haute Note Jaune » d’une Valie Export qui saute : deux photographies noir et blanc barrée d’un trait jaune. Plus haut !

Un trait de couleur de bienvenue en supplément d’âme, lecture sans prétention de l’expression du Néerlandais dans une lettre envoyée en 1889 d’Arles à son frangin Théo. Rien à voir avec de la peinture sortie du tube, mais un point d’acmé atteint par le peintre, « homme en travail ». Expression étrange : un homme est en salopette, ou au travail, mais « en travail » ?  Ça sonne comme un « au milieu » du gué, ou comme les femmes sont en travail d’un accouchement imminent. La « haute note jaune », c’est en quelque sorte tout donner même ce qu’on n’a pas. Si on a bu plus de café et d’alcool que manger, qu’on est aux portes de l’asile ou du « cabanon », il faut « monter le coup un peu », hop ! le coude, ça n’empoisonne pas la peinture.
La haute note jaune dit l’envol et une force invisible.

Une vidéo de Pipilotti Rist toute cabossée, tramée, sautante, et d’un son strident qui met la panique à l’oreille : I’m Not the Girl Who Misses Much, phrase d’une chanson de John Lennon Happiness is a warm gun. Avant que je me tire, je me retourne, Oh Valie était dans mon dos ! Bras tendu, un paquet de cigarettes autrichiennes, marque Export, sous les yeux. J’en prendrai bien une … merci pour les souvenirs viennois, j’y découvrais le wiener cafe au Café Bräunerhof où Thomas Bernhard avait ses habitudes après une visite au Kunsthistorisches Museum pour contempler le portrait de Tintoret de son Maîtres anciens, et la Stephansplatz où j’imaginais en fumant mes premières Export, Valie tripotée par des mains inconnues entre les baraques de wurtz mit süßen senf qui entourent la cathédrale.

Or plus la note est haute, moins la vie est droite comme The tortuous de Dominique White : acajou et fer forgé comme le serpent d’un charmeur délivré de son panier. Le destin pour être vrai est tordu comme les racines des arbres de Van Gogh et en termes de torsion il n’a pas lésiné. Il est comme le Lieur de gerbes, de tout le poids de son corps, il se penche sur la gerbe la serrant fort comme une femme évanouie sur ses jambes. À l’absente de la gerbe, répond un corps sans tête, en forme d’arche suspendue par le nombril au bout d’un filin de Louise Bourgeois, Arc hystérique. Davantage arc chorégraphique, cerne brillant en lévitation dans l’espace. Là, encore une femme en absence la grande Martha Jungwirth, une autre autrichienne. Tableaux de 2023, formats 240 x 300, la peinture libérée de toute contrainte de cette femme de 84 ans joue avec l’Asperge de Manet ; gros scandale que de peindre un asparagus à l’époque. Aujourd’hui, ni chaud ni froid de représenter un légume, sauf que celle de Manet était toute onctueuse de peinture, presque engloutie dans les tonalités de l’arrière-plan comme des pas dans la neige. Si on a l’Asperge dans un repli de mémoire, même 100 fois plus grande sous le pinceau fulgurant et chorégraphique de Jungwirth, même avec des coulures d’huile sur le papier marouflé, saute à l’œil une sensualité intacte dans la vitesse des touches. L’œuvre oraculaire de Cy Twombly a trouvé sa voix féminine. En contrepoint tapent fort les jaunes laqués d’Albert Oehlen à en avoir une migraine ophtalmique. Haute perception, haute tension.

 

Du haut vol temporel, un truc à la Lamartine « Ô temps ! supends ton vol, et vous, heures propices ! » Et formelle aussi l’heure de la visite a le goût d’une madeleine de Proust : tout le monde s’adonne aux mots de Vincent « je sais ce que je veux atteindre […] dussé-je en périr ». N’allons pas jusque-là. Quoique les peintures phosphorescentes de Nina Childress au « jaune-vert morve » ne sont pas de la rigolade à faire. Essayez de peindre en allumant et en éteignant la lumière, même pas avec une peinture qui capte un laps de temps bref la lumière. Ringo, Sheila accroupis dans un environnement pétrochimique de peluches en pagaille, qu’on réveille d’une torche, on a vraiment envie de les laisser dans la peinture qui s’enfuit. Plus loin, Catherine Deneuve assise à côté de Françoise Dorléac sur une rambarde avec un arrière-plan maritime. Elles sont en diptyque donc 2 x 2 = 4. Genoux serrés and Bad Genoux serrés, ce qui fait 8. L’un peint presque sagement, l’autre avec deux grosses têtes sur de petits corps avec dans le lointain une éruption volcanique. Attention aux inhalations de soufre qui, comme tout le monde le sait, est jaune.

Les grands tableaux Pierre Schwerzmann à bandes colorées sous lesquelles un noir est pulvérisé gondole la perception, ça gonfle, ça reflue. La note se lance, se retient, elle bat. Pas faciles les sommets, mais pas peur non plus de les chercher. Et parce que quand c’est trop haut on n’y voit plus rien d’être toujours soumis à la gravité terrestre, il faut partir d’un rire qui frappe d’un trait noir souriant dans les roses de LACHSCHLAGER de Klaudia Schifferle et son miroir concave The Singer qui met notre reflet à l’envers… En mode silence on s’approche de la sortie. Faut dire que la virtuosité a aussi son point d’acmé, la disparition. C’est Bruno Jakob qui est chargé de souffler sur les touches, les couleurs, les figures avec une peinture invisible : 4 pointes tiennent des feuilles sur lesquelles rien ou presque : Encore et encore et encore pomper les mouvements quotidiens du cyberespace / de la cyberprésence. Mais comme dirait l’autre c’est dans le presque que se joue l’importance des choses. L’épaisseur de la feuille vit de sa haute note absente.

Joli bouquet autour du Lieur de gerbes. La fête des morts était joyeuse.
Et en plus Fabienne Radi a écrit un texte dans le catalogue sur Nina Childress (normal c’est sa biographe). Sauf que Fabienne Radi c’est plus que ça. Comment ne pas aimer quelqu’un capable d’écrire avec élégance les choses les plus improbables et de détourner un des livres les plus noirs de Stig Dagerman : Notre besoin de culotte est impossible à rassasier. Hurlez de rire et suivez son conseil comme je l’ai fait : lisez Flannery O’Connor, une très haute note jaune, encore et encore.

 

Corinne Rondeau

 

 

 

Fondation van Gogh, Arles (13)
La Haute Note Jaune
Richard Artschwager, Paul Blanchet dit le Sauvage, Louise Bourgeois, Vittorio Brodmann, Claude Cahun, Nina Childress, Martin Disler, Valie Export, Markus Gadient, Bruno Jakob, Asger Jorn, Martha Jungwirth, Karen Kilimnik, Verena Loewensberg, Albert Oehlen, Thomias Radin, Pipilotti Rist, Klaudia Schifferle, Pierre Schwerzmann, Hyun-Sook Song, Vincent van Gogh, Dominique White
Commissaires : Bice Curiger et Margaux Bonopera
Jusqu’au 2 février 2025