J’arrête de jouer !
Je ne joue pas ce soir ! Non, on ne me jettera pas quelques miettes en me disant « Allez, maintenant vas-y, danse ! ». Je me mets en grève un peu comme en arrêt maladie-sociale. Je suis fatigué, je suis engourdi, j’ai mal à la tête, je ne sais plus où me mettre ; j’arrête…
Le corps du gréviste, en arrêt, n’est plus un corps social, il devient corps politique qui exprime son mal et tente de souligner son importance par le vide qu’il crée en se retirant. Ce n’est pas un corps absent, c’est un corps manquant. Comment rendre compte de ce trou dans le tissu social ? La soirée du vendredi 13 d’Uzès Danse, sur ce point, m’a beaucoup troublée. Peu de monde, une banderole, un orage qui menace, un ciel chargé, l’air est moite…
Au programme :
72h avec ex.e.r.ce – Uzès danse à l’école, Fabrice Ramalingom – En grève.
Le Cœur du son, de Maguelone Vidal et Fabrice Ramalingom – Joué.
Postural : études, de Fabrice Ramalingom – Modifié.
C’est probablement la qualité d’écoute de Fabrice Ramalingom qui est à l’origine de cette proposition artistique et engagée, dans laquelle danseurs grévistes et non grévistes s’expriment ensemble, dans un respect mutuel, devant une assistance qui remplit les gradins à un tiers seulement, offrant déjà un arrière-goût amer de fin… Le ciel semble se dégager un peu, le crépuscule commence. Les mouvements lents, précautionneux à faire silence des danseurs qui travaillent à construire des relations d’équilibre réciproque et de pendule de Newton, ne rendent que plus massive la présence des corps des quatre grévistes assis, totalement « ob-scenus » – ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène. Quand s’exhibe ce que l’on doit cacher. Dos à la scène sur leur chaise, dans ce qui aurait pu être la fosse d’orchestre, ils prennent un à un la parole pour livrer l’intimité de leur réflexion et de leur démarche, leur choix, leurs hésitations, sans pédagogie ni excès d’émotivité.
Je ne résumerai pas les différentes paroles des quatre grévistes, ce serait comme disperser un secret : je ne peux que témoigner de mon sentiment et de mon inconfort… J’ai entendu comment l’idée de grève suppose celle de métier ; j’ai entendu le besoin profond, intime, de dignité ; j’ai entendu l’ironie de la situation de l’intermittence d’accéder au statut de chômeur pour pouvoir se dire professionnel ; j’ai entendu, enfin, le terme technique de « prorogation »… Mais j’ai surtout éprouvé. Je ne suis pas artiste, je ne sais pas ce que représente, émotionnellement, le fait de monter ou non sur scène et ne comprenais que très abstraitement cette déchirure, tant rappelée par l’ensemble des grévistes depuis le 3 juin, à dire qu’ils ne joueront pas. Ce vendredi 13, je l’ai compris par l’intelligence sensible de leur présence. J’ai ressenti ce que veut dire être sur scène quand on refuse d’y monter. J’ai senti le si langoureux poids de l’urgence. Je sais surtout qu’ils se sont « sentis comme une merde » – pour paraphraser le très célèbre –, je sais aussi qu’ils se sont sentis vraiment seuls, je sais que leur geste était des plus subversifs, car l’exercice de la démocratie s’est fait sous nos yeux, dans le respect des décisions respectives de ceux, grève ou pas grève, qui ont souhaité interroger les moyens de l’action efficace pour une cause commune, et offraient par ce biais une proposition d’art engagé d’une rare justesse.
Je ne pouvais détourner mes yeux des grévistes ni soutenir leur regard, parce qu’ils n’avaient rien de la posture ou du défi, ils étaient « ob-scenus ». J’apercevais en vision périphérique les mouvements des danseurs, et je savais à quel point ceux qui étaient sur le plateau se sentaient mal, eux aussi… J’ai jeté deux-trois oeillades vers la scène, rapidement, me suis sentie traître ; ai détourné mon regard, me suis sentie hypocrite, démunie. J’ai senti la déchirure sans qu’on me l’explique.
Je n’ai pas pu applaudir car ce n’était pas un spectacle, ceux qui ont applaudi l’ont fait en soutien. Bien sûr il n’y a pas eu de salut car ils ne faisaient pas spectacle.
Non ; on n’a pas joué ce soir-là, ni le spectacle prévu, ni l’indignation, ni la colère, ni l’émotion… La « lutte » n’a pas toujours la saveur de l’Event. J’ai vu la grâce du beau coup de gourdin asséné à la société du spectacle et l’élégante démonstration de la valeur de l’art.
J’ai été émue, et j’ai cru un moment entendre le bruit d’une précieuse étoffe que l’on arrache.
Marie Reverdy, Dramaturge